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Les Turcs face à un choix historique après vingt ans de pouvoir d’Erdogan

Ce sont des élections historiques”, résume Soner Cagaptay, professeur turco-américain de sciences politiques, “car soit Erdogan va perdre et deux décennies de pouvoir par Erdogan vont prendre fin, soit il gagne et il restera aussi au pouvoir longtemps qu’il est en vie”.

À 69 ans, Erdogan sollicite un troisième mandat de cinq ans. Il est au pouvoir depuis deux décennies. Il a déjà dépassé en durée le mandat présidentiel de Mustafa Kemal Atatürk (1923-1938), le fondateur de la République turque dont il espère célébrer avec fastes cette année le centième anniversaire. Mais il y a des ombres au tableau : une crise économique et un double séisme qui a fait plus de 56 000 morts.

Que disent les sondages ? Pour autant qu’ils soient fiables, les instituts de sondage turcs, avant le retrait jeudi du candidat Muharrem Ince à la présidentielle, prévoyaient une avance entre deux et cinq points pour le candidat de l’opposition Kemal Kilicdaroglu contre Recep Erdogan. Elle serait insuffisante pour dépasser le seuil des 50 %, ce qui obligerait à un second tour le dimanche 28 mai. Pour les législatives, le Parti de la Justice et du développement (AKP) d’Erdogan conserverait sa place de premier parti à la Grande Assemblée turque, avec environ 35 à 40 % des voix. Mais là encore, son alliance avec le parti ultranationaliste MHP ne suffirait pas pour constituer une majorité.

Une des inconnues est le vote des jeunes, plus indécis. Ces nouveaux électeurs ont grandi sous Erdogan.

Deux grands blocs se confrontent : d’une part, l’Alliance populaire, fondée entre l’AKP et le Parti de l’action nationaliste MHP (matrice de l’organisation des Loups Gris) ; d’autre part, l’Alliance de la nation, la coalition de six partis de l’opposition, dirigée par le Républicain Kilicdaroglu. Une troisième coalition est formée entre le parti prokurde HDP et le parti travailliste TIP : elle a appelé à voter Kilicdaroglu comme président mais poursuit une campagne indépendante pour les législatives.

Une des inconnues est le vote des jeunes, plus indécis. Ces nouveaux électeurs ont grandi sous Erdogan et beaucoup, surtout dans les villes où se concentre 67,9 % de la population, veulent vivre dans un pays libre, tourné vers l’Europe. La diaspora turque (5 % de l’électorat), en revanche, avait plébiscité Erdogan il y a cinq ans, spécialement en Belgique où le “Reis” avait obtenu 74,9 % des voix. Elle a déjà voté. En Belgique, le taux de participation est de 56%, bien plus qu’il y a cinq ans.

Erdogan domine le pays depuis vingt ans. Il l’a modernisé par des travaux publics impressionnants tout en favorisant le retour en grâce des valeurs conservatrices et pieuses de l’électorat d’Anatolie centrale. Depuis les manifestations de Gezi en 2013, et plus encore depuis la tentative de coup d’État en 2016, Erdogan a enfoncé le pays dans une dérive autoritaire. Des dizaines de milliers de fonctionnaires publics, policiers, juges, militaires, professeurs, journalistes ont été arrêtés et condamnés, accusés soit de faire partie de la mouvance de Fethullah Gülen (le “gang de la trahison” selon Erdogan), soit de soutenir le “terrorisme” kurde. Son alliance avec les ultranationalistes a polarisé la société turque et accentué les interventions militaires en Syrie et en Irak contre le PKK et ses groupes affiliés.

Ankara 2014-10-28 ANKARA, TURKEY - OCTOBER 28: A general view of Turkey's new Presidential Palace, built inside Ataturk Forest Farm and going to be used for Turkey's 91st Republic Day Reception for the first time which is going to be hosted by Turkish President Recep Tayyip Erdogan and his wife Emine Erdogan on October 29, is seen in Ankara, Turkey on October 28, 2014. Volkan Furuncu / Anadolu Agency Photo: Volkan Furuncu / AA / TT / kod 10611 ***USA, U.K., CANADA AND FRANCE OUT*** ***BETALBILD*** Reporters / Scanpix Source : TT NEWS AGENCY
Le palais construit pour le président Erdogan, inauguré en 2014. L’opposition a dénoncé des rêves de grandeur et l’a accusé de vouloir devenir un nouveau « sultan » néoottoman. ©Reporters / Scanpix

Surtout, Erdogan s’est taillé en 2017 un système présidentiel à sa mesure, supprimant le poste de Premier ministre et réduisant le travail parlementaire par la pratique des décrets. Il s’est fait construire un palais de mille pièces près d’Ankara, à l’image du palais de Dolmabahçe, construit par un sultan ottoman à Istanbul. À la veille des élections, il a sous son contrôle l’armée et la justice, qu’il a profondément remaniées en plaçant ses hommes à lui, et le soutien des médias, désormais à 90 % dépendants de lui ou d’hommes d’affaires proches.

Kilicdaroglu a été désigné en mars comme le chef de l’opposition. À 74 ans, le chef du parti républicain, le CHP, est l’antithèse du tribun musclé qu’est Erdogan. Affable, modeste, cet ancien haut fonctionnaire a cependant, par son sens du compromis, réussi le tour de force de réunir l’opposition. On y trouve bien sûr le CHP de centre-gauche mais aussi le parti nationaliste IYI de Meral Aksener, le parti islamiste Saadet et deux libéraux déçus de l’AKP, anciens ministres d’Erdogan, Ali Babacan et Ahmet Davutoglu.

guillement

J’apporterai le droit et la justice à ce pays. J’apporterai l’apaisement.

Sous le signe du cœur formé avec les doigts, Kilicdaroglu prône une société turque réconciliée avec elle-même, inclusive. Il a déjà promis qu’il allait restaurer les pouvoirs du parlement, l’indépendance des tribunaux et celle de la banque centrale, faire juger les oligarques qui ont profité du réseau Erdogan et abroger la loi sur l’insulte au chef de l’État. Il promet aussi de libérer bon nombre de prisonniers politiques, dont Osman Kavala, défenseur des droits humains, et Selahattin Demiras, coprésident du Parti démocratique des peuples (HDP) prokurde. “J’apporterai le droit et la justice à ce pays. J’apporterai l’apaisement”, a-t-il lancé la semaine dernière dans l’est de la Turquie. En dépit du modèle assimilationniste turc, le candidat a également brisé un tabou en s’affichant alévi, un courant religieux partagé par un cinquième de la population turque, jugé parfois hérétique par des sunnites.

(FILES) Turkey's Republican People's Party (CHP) Chairman and Presidential candidate Kemal Kilicdaroglu gestures on the stage during a rally in Kocaeli, on April 28, 2023. Turkey's would-be successor to Recep Tayyip Erdogan has a deceivingly simple plan: ensure a smooth transition from two decades of Islamic-rooted rule and then leave after stripping the presidency of its powers in an election scheduled for May 14, 2023. (Photo by Yasin AKGUL / AFP)
Le geste symbolique du candidat de l’opposition, Kemal Kilicdaroglu, ici le 28 avril lors d’un meeting électoral à Kocaeli. ©AFP or licensors

Les Kurdes sous extrême pression à la veille des élections en Turquie

Le monde retient son souffle car, de l’issue du scrutin, dépendra l’ancrage de la Turquie dans le monde occidental. Historiquement, les Turcs ont toujours marché d’Est en Ouest, avec l’espoir aujourd’hui désenchanté d’une adhésion à l’Union européenne. Erdogan s’est tourné vers d’autres horizons – le monde arabe et musulman, la Russie et son gaz, les rivages de la Méditerranée, l’Asie centrale et ses turcophones – avec l’idée de créer une grande puissance “néoottomane” qui n’ait de comptes à rendre à personne. S’il est réélu, Erdogan ne voudra sans doute pas quitter l’Otan, dont la Turquie est un membre stratégique, mais cherchera à s’en affranchir pas à pas, en poursuivant son programme industriel militaire.

Révélateur aussi est le refus d’Ankara de s’aligner sur les sanctions occidentales à l’égard du Kremlin. Erdogan affirme garder ainsi une position de médiateur dans le conflit, comme on l’a vu dans l’exportation du blé ukrainien. La Turquie en profite largement, étant devenue une zone de transit pour l’import-export avec la Russie. Mais elle a dans le même temps accru sa dépendance à la Russie, obtenant par exemple selon Reuters qu’une facture de gaz russe de 600 millions de dollars puisse n’être payée qu’en 2024.

Révélateur aussi est le refus d’Ankara de s’aligner sur les sanctions occidentales à l’égard du Kremlin.

Pour Erdogan, “un conflit entre superpuissances devient une opportunité d’affirmer sa pertinence et sa capacité à prendre des décisions souveraines”, analyse le think-tank European Council on Foreign Relations (ECFR).

Kilicdaroglu se pose lui en réconciliateur avec les alliés occidentaux. Il veut relancer le processus d’adhésion de la Turquie à l’UE, rétablir de bonnes relations avec les États-Unis et reprendre “un dialogue sans conditions” avec la Syrie. Il veut également “réévaluer” les larges investissements dans le pays du Qatar, des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite qu’Erdogan a sollicités pour l’aider dans la crise financière. Il s’inscrit plus dans la tradition d’Atatürk d’ouverture au monde occidental.

Les autocrates aussi regardent de près. Le vote n’est pas obligatoire en Turquie, mais le taux de participation est généralement très élevé, aux alentours de 90 %. Les électeurs auront le 14 mai un choix crucial à faire : veulent-ils revenir à une démocratie à l’occidentale ou plébisciter un homme fort ? Bien au-delà des frontières de la Turquie, Erdogan fait partie d’une génération d’autocrates (Poutine, Bolsonaro, Orban, Modi) qui ont certes été élus, mais en verrouillant préalablement les médias et la société civile (d’où le terme de démocratures). Ceux-ci profitent généralement d’une opposition divisée et optent pour le langage de la force dans un monde compliqué. Ils ont en commun une vision conservatrice de la société et pensent que le monde occidental est décadent. Comme Erdogan, ils pensent que les LGBTQ + sont des “déviants”.

guillement

Nous ne jetterons pas une ombre sur la volonté du peuple et de notre démocratie.

Durant la campagne, Erdogan a souvent flatté le sentiment national des Turcs en opposition aux “donneurs de leçon occidentaux”. La Une de l’hebdomadaire The Economist, cette semaine, et surtout son éditorial endossant Kilicdaroglu “comme le prochain président de la Turquie”, ont été du pain bénit pour lui. “Nous n’allons pas autoriser la politique intérieure être dirigée et la volonté nationale être influencée par la couverture des magazines, qui sont l’appareil opérationnel des grandes puissances”, a tweeté Erdogan. Une victoire de l’opposition turque pourrait démentir l’affaiblissement de la démocratie dans le monde moderne. Une défaite risque d’engendrer de nouvelles tensions, de nouveaux conflits. Erdogan a cependant promis vendredi de “ne pas jeter une ombre sur la volonté du peuple et de notre démocratie”.

Syrian Muhammed Abu Samer, right, 27, works in his perfume shop in an open public market in the Fatih district of Istanbul, Turkey, Tuesday, April 29, 2023. Syrians fleeing their country's civil war were once welcomed in Turkey out of compassion, making the country home to the world’s largest refugee community. But as their numbers grew — and as Turkey began to grapple with a battered economy, including skyrocketing food and housing prices — so did calls for their return, with the repatriation of Syrians and other migrants has become a top theme in presidential and parliamentary elections on Sunday, May 14. (AP Photo/Khalil Hamra)
Les Syriens ayant fui la guerre ont été généreusement accueillis par la Turquie au début de la guerre. Mais douze ans après le début de celle-ci, face à une crise économique, une majorité de Turcs souhaite leur retour au pays. De nombreux Syriens n’envisagent pas de revenir dans le régime de Bachar al-Assad. Certains, comme ce vendeur de parfums dans le quartier Fatih d’Istanbul, se sont bien intégrés. ©Copyright 2023 The Associated Press. All rights reserved

Près de 3,7 millions de réfugiés syriens sur leurs gardes. Accueillis généreusement au début de la guerre syrienne, entrée dans sa douzième année, les réfugiés sont devenus un boulet pour la coalition menée par Erdogan. Face à la hausse vertigineuse des prix et le coût élevé de l’immobilier, beaucoup de Turcs souhaitent que les Syriens rentrent à la maison. Erdogan entend les réinstaller dans les zones conquises par l’armée turque dans le nord de la Syrie et a renoué avec Damas pour négocier leur retour. Mais Bachar al-Assad attend sans doute le résultat du scrutin avant de rencontrer celui qui, en 2017, le qualifiait de “terroriste”.