France

« Les animaux qui courent et qui sont heureux, ça n’existe pas, c’est de la com », prévient la cheffe Claire Vallée

Son restaurant était toujours plein, et pourtant Claire Vallée a fini par jeter l’éponge, épuisée par les conséquences d’une vague post-covid qui a pris des airs de tsunami. Six mois après la fermeture d’Ona, sa table 100 % végétale, première du genre récompensée par le Guide Michelin, la cheffe détaille les difficultés actuelles du milieu de la restauration et livre quelques pistes d’avenir. Cette ancienne carnivore rappelle aussi pourquoi elle s’est lancée dans une cuisine exclusivement d’« origine non animale » et comment elle est parvenue à la rendre sexy, comme on peut le voir sur son compte Instagram.

« J’ai rapporté des fleurs de mimosas et des aiguilles de pin du Bassin d’Arcachon », annonce-t-elle, avant de préparer un des plats signatures extrait de son livre, une assiette baptisée « Le Printemps », délicate et colorée, faite de fraises et d’asperges dans tous leurs états avec des tuiles à la pistache et à la chlorophylle et une vinaigrette grenade pamplemousse grillé. Une recette en cinq parties à découvrir en vidéo du 17 au 21 avril dans la nouvelle rubrique Tempo du site de 20 Minutes.

Le 31 octobre dernier, vous annonciez au bord des larmes la fermeture de votre restaurant Ona à Arès (Gironde). A quel moment vous êtes-vous rendu compte que vous étiez dans une impasse ?

L’impasse, elle n’a pas été au niveau de la clientèle parce que déjà, on avait trois, quatre mois d’avance sur les réservations avec une bonne presse. Le souci que j’ai rencontré n’était pas de l’ordre financier. On m’a dit « oui, les restaurants végans, ça se casse la gueule au bout d’un an », mais six ans après son ouverture, Ona était une affaire vraiment pérenne. Ce qui s’est passé, c’est qu’avec le Covid, le personnel s’est mis à retrouver une liberté, du temps en famille, entre amis. On avait beau être généreux, avec seulement quatre services le soir et deux au déjeuner le week-end, avoir dix semaines de vacances et fermer quinze jours au début de chaque saison le temps de monter une nouvelle carte, on a quand même perdu des postes, surtout en salle. On a eu aussi des vagues de Covid avec des collaborateurs qui tombaient malades et qu’on ne savait pas comment remplacer. Si bien qu’à la fin, ça craque et on n’a plus envie.

Augmenter les salaires, ce n’était pas possible ?

Je l’ai fait aussi, mais ça n’a pas suffi. Quand on cuisine, c’est pour se donner du plaisir et en donner à nos clients, mais si cette chaîne est rompue, ce n’est plus possible. A cause du stress, j’ai dû m’arrêter et fermer deux mois. Beaucoup de clients m’en ont voulu, mais quand sur douze collaborateurs, il vous en manque quatre ou cinq qui vous disent « Non, mais moi, j’arrête. Je veux quitter la restauration, je ne veux plus travailler la nuit », vous faites comment ?

Comment composer avec l’inflation qui fait qu’aujourd’hui, le restaurant est une sortie coûteuse ?

Cela devient effectivement très cher de faire de la restauration, surtout de qualité. L’inflation se répercute forcément sur les tarifs. On a moins ce problème quand on achète des produits bas de gamme. Mais quand on essaie de valoriser la qualité du travail des petits producteurs, qu’il faut bien rémunérer à leur juste valeur, cela devient très compliqué.

La cuisine végétale peut-elle être une solution : les herbes, les fruits, les légumes ne sont-ils pas moins chers que la viande ou le poisson ?

Ce n’est pas moins cher, si c’est bien fait. Mais c’est une des solutions, c’est sûr. Pas la seule parce qu’on ne pourra pas enlever la viande ou le poisson qui sont parfois la seule richesse d’une région. Mais c’est une des solutions, pour réduire les émissions de carbone notamment. Souvent, on oublie que pour produire du bœuf ou du poulet, on produit du soja qui vient directement de la forêt amazonienne et on déforeste à fond. Donc oui, l’alimentation végétale est une des solutions. Mais il faut voir aussi comment c’est fait parce qu’avec les circuits intensifs, pulvériser du glyphosate, ce n’est pas mieux pour la santé ni pour l’environnement. Et dans certains pays, où l’on cultive le cacao ou le café de manière intensive, c’est bien pire.

Pourtant, ce sont des produits de très grande consommation.

Justement, le ramassage intensif du cacao mène à une maltraitance humaine. Et il faut déforester pour planter des cacaotiers, ce qui entraîne une maltraitance pour les sols et pour les animaux qui sont autour. Le café, c’est compliqué de s’en passer mais il y a aussi beaucoup de maltraitance derrière. Quand vous avez des gens qui sont payés au lance-pierre pour aller chercher sur leur dos des sacs de café… Des cercles vertueux existent, mais quand vous achetez votre café 3 € au supermarché, vous ne pouvez pas espérer qu’il soit fait dans des bonnes conditions. Je sais bien que tout le monde n’a pas l’argent pour pouvoir se payer des beaux produits. Mais dans ce cas, il faudrait peut-être éliminer certains produits et redonner du sens aussi à d’autres. On peut faire du café d’orge, des cafés de graines de céréales torréfiées, ou revenir à la chicorée qui est locale.

Vouloir manger au meilleur prix, n’est-ce pas légitime en période d’inflation ?

Bien sûr ! Mais on peut trouver de très bons prix en revenant à des valeurs plus locales, et de saison aussi. Il n’y a que ça qui sauvera un peu la planète. Arrêter de penser qu’on peut manger ce qu’on veut quand on veut, des fraises ou des tomates en janvier par exemple. Est-ce que les gens sont prêts à ça ? Je sais qu’on est nombreux sur la planète, que c’est compliqué de nourrir tout le monde correctement, mais je pense qu’il y a des choses à revoir, ça c’est sûr. Et si vous le faites avec des petits producteurs qui sont bien payés, ce sera quand même mieux que par des grosses entreprises qui ne sont pas vertueuses et qui font un peu n’importe quoi. Si vous voulez croquer un peu de chocolat, pourquoi pas, mais choisissez un chocolat fait dans de bonnes conditions. C’est comme la viande : privilégiez la qualité, qui aura un certain prix, même si vous en mangez moins souvent. En France, on est à 80 % d’élevage intensif. Quand on nous montre des animaux qui courent et qui sont heureux, ça n’existe pas, c’est de la com.

Vous êtes-vous déjà retrouvée confrontée à ce que vous appelez les lobbys de la viande, du lait ou des cultures intensives ?

Non, parce que je ne suis pas assez militante pour eux. Je me suis un peu émancipée depuis la vente du restaurant, parce qu’avec un statut de cheffe étoilée, vous n’êtes pas là pour faire de la politique. Pour autant, je suis convaincue que manger est un acte politique. Et cuisiner aussi. Il y a bien une recette avec du chocolat dans mon livre Origine non animale, mais à titre personnel, je ne le cuisine plus. Exclure les aliments non vertueux et dont la culture intensive pollue la planète, forcément, c’est militant. Ne faire que du végétal, également.

Comment faites-vous pour réenchanter malgré tout vos assiettes ?

Ma « sexy » cuisine ? Déjà, on mange avec les yeux, donc ça, c’est très important, dans les couleurs, dans les taillages, dans les volumes aussi des assiettes. Et après, il y a forcément le goût avec les différentes variétés, les différentes intensités de goût qu’on peut avoir dans l’acidité, dans l’amertume, dans le sel, dans le sucre. C’est l’umami, cette « essence de délice » en japonais, ou cinquième saveur. A travers le végétal, l’umami est très important. C’est ma cuisine : une cuisine punchy, sexy et qui, je pense, est une des cuisines de l’avenir.

Justement, votre avenir, comment l’envisagez-vous ?

En ce moment, le climat social et l’inflation font que les choses sont un peu bloquées, mais bon, je ne désespère pas. Je me suis installée à Paris depuis le 1er mars dans un Airbnb. Je profite de mes journées pour me balader, réfléchir, lire et m’inspirer. J’ai beaucoup voyagé ces derniers mois, au Mexique, en Polynésie où ils ont des techniques très particulières de conservation, en Corée du Sud où j’ai beaucoup appris sur la fermentation. Ce qui m’occupe en ce moment, c’est de trouver comment on peut travailler dans la durée avec les aliments, à travers la fermentation, la lacto fermentation, le séchage qui est très présent en Asie, parce qu’on pourrait sécher énormément d’aliments et les réhydrater après. Les restaurants sont devenus extrêmement énergivores et il y a urgence aussi à revoir nos méthodes de travail en cuisine, c’est-à-dire dans les gestes, dans le quotidien, mais aussi à l’aide de techniques nouvelles… Imaginer ce que sera la cuisine de l’avenir, c’est un petit peu ça mon leitmotiv depuis que j’ai arrêté le restaurant.