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« La sécurité de l’Europe dépend de la Moldavie »

Samedi dernier, l’accord sur l’exportation de céréales en mer Noire a été prolongé de 120 jours. La Russie parle, elle, de 60 jours, laissant planer le doute sur le sort de cette initiative qui facilite l’exportation de céréales dans le monde, malgré le blocage russe des ports ukrainiens. Comment celui-ci a-t-il affecté initialement la Moldavie ?

Tout ce qui était transporté par la mer Noire a été redirigé vers les voies terrestres. D’Ukraine vers la Pologne, d’Ukraine vers la Moldavie et la Roumanie, en direction de l’Union européenne. Pour nous, cela s’est traduit par une pression sans précédent aux points de passage de la frontière, sur nos infrastructures, nos routes. On parle d’un trafic intense, de blocages, avec jusqu’à 25 km de files de camions… Or ce contexte augmente aussi le risque de criminalité transfrontalière (trafic de drogues, de personnes…).

Ce qui est en jeu, c’est le maintien des échanges commerciaux (pas uniquement de céréales) de la Moldavie, mais aussi de ceux de l’Ukraine. Nous avons agi, par exemple en négociant avec la Roumanie et l’Ukraine l’ouverture de nouveaux points de passage aux frontières. Mais malgré cet accord (sur la Mer Noire), les files sont toujours là sur les routes, à la douane, dans les centres de chargement et déchargement de marchandises. Or, la période des récoltes approche. La pression augmentera, avec à nouveau, des files, de la nervosité, des entreprises bloquées, des coûts artificiels, des augmentations de prix, des retards de livraison, et de l’anxiété pour tout le monde.

La Moldavie déjoue un plan russe de déstabilisation du pays, mais reste sous haute tension

Ce qui fait les affaires de la Russie…

La Russie se sert de cette situation comme d’un instrument de contrôle, un levier de négociation. À l’inverse, le développement de voies alternatives et de l’interconnexion des routes de transport (avec l’UE) augmentera le coût de la guerre pour Moscou, car cela réduira sa capacité d’influence, celle d’exercer un chantage, y compris sur Bruxelles. Nous ferons tout ce qui est nécessaire pour favoriser cette interconnexion.

Carte de la Moldavie
Carte de la Moldavie ©IPM

L’unique port moldave accessible aux navires maritimes est celui de Giurgiulesti, sur le Danube. Dans le contexte actuel, il est devenu un point stratégique, par lequel toujours plus de marchandises transitent. Mais en quoi cela pose-t-il aussi un défi pour le pays ?

La Russie mène une guerre hybride. Si elle réussit – et elle a réussi à plusieurs reprises –, à mettre en place un gouvernement prorusse à Chisinau, le but sera de maintenir dans l’isolement, non seulement la Moldavie, mais aussi toute la région et d’exercer ainsi une pression sur Bruxelles. Cet objectif passe aussi par le port de Giurgiulesti. Par Giurgiulesti, la Russie pourrait intervenir en bloquant les flux sur le Danube. On parle de l’accès direct de Moscou à la mer Noire.

C’est un enjeu commercial, pour le transport de céréales, mais aussi géopolitique et militaire, dans un contexte de guerre. Ce serait un moyen (pour la Russie) de se rapprocher des bases de l’Otan, sur le flanc oriental. Il y a donc une multiplicité d’intérêts en jeu autour de Giurgiulesti, qui est une conjonction entre la Roumanie, la Moldavie et l’Ukraine. N’oublions pas aussi l’environnement, qui est potentiellement affecté par l’augmentation des flux (de transport). Si tous ces flux – qui peuvent engendrer de la pollution – sur le Danube ne sont pas correctement gérés, nous pourrions faire face à une catastrophe environnementale pour la faune et la flore.

Les capacités de gestion peuvent-elles être améliorées ?

Oui, mais il faut des ressources. Or, le budget de la Moldavie a été drainé pour faire face aux crises, liées au chantage à l’énergie pratiqué par la Russie. La facture de gaz a été multipliée par cinq, les prix du carburant ont grimpé, sur une période très courte. L’année précédente, nous avons connu une inflation de plus de 30 %. Pour permettre aux gens de continuer à vivre, le gouvernement est intervenu massivement avec des compensations, il a également dû recourir à une aide extérieure. Mais cela signifie qu’il n’a pas pu investir parallèlement dans l’économie.

C’est justement le but de Moscou…

C’est comme ça qu’on crée une guerre hybride : en faisant du chantage à la sécurité alimentaire, à l’énergie, à la mobilité, à la migration… Un exemple : l’espace aérien du pays est à moitié fermé en raison des risques de sécurité. Les voies de transport diminuent. Certains acteurs se retirent du marché. L’impact sur le rythme de l’économie est immédiat. À cela s’ajoute le phénomène des fausses alertes à la bombe, qui surviennent souvent à l’aéroport de Chisinau. Or celui-ci permet aux gens de voyager, de se connecter, donc de négocier aussi, de signer des contrats ou d’accueillir des investisseurs. Une fausse alerte, signifie un arrêt temporaire des activités pour vérifier la menace, des vols annulés, des gens qui réfléchissent à deux fois avant de venir ou partir en avion. Certains passent du coup par les routes terrestres, mais qui peuvent aussi être bloquées. Cela crée de l’anxiété, de la nervosité. Ajoutez à cela la désinformation (russe), qui dit que cette situation est due à l’incapacité du gouvernement moldave, à son choix européen. Le message est : “si vous nous écoutez, Moscou a la solution.”

La Moldavie subit la pression des oligarques et des forces pro-russes

La Moldavie fait face à l’orchestration par la Russie de “manifestations” pour déstabiliser le pays. Quelle est la situation ?

Ces soi-disant protestations ont lieu depuis quatre mois, chaque week-end, parfois en semaine. Le transport de ces groupes est organisé, financé, des gens sont payés. Cela a été prouvé, lors de nos enquêtes, nous avons saisi des millions de dollars, d’euros, de lei ( la monnaie moldave, NdlR). Ces événements ne sont pas une véritable manifestation du droit à la liberté d’expression : ce droit est instrumentalisé par la Russie. Des personnes spécialement formées sont amenées en Moldavie par les services secrets russes, pour créer des groupes de provocateurs. Ils se servent aussi d’enfants, de personnes ayant des problèmes de santé mentale, de personnes âgées, qu’ils placent en première ligne et poussent vers les forces de l’ordre. Il y a des jets de pierres sur les bâtiments, des jets d’objets, y compris en direction de la police. Le tout pour faire escalader la violence, afin de pouvoir pointer du doigt la police. Et d’exiger des élections anticipées, de sorte à installer un gouvernement prorusse.

Entre-temps, l’enjeu est aussi de détourner le gouvernement du développement (du pays), d’exercer une pression constante sur les organes chargés d’appliquer la loi, de drainer notre énergie, nos ressources. Mais cette stratégie n’a pas payé. Donc cette année, ils ont changé de tactique : organiser ces émeutes aussi ailleurs que dans la capitale. Bloquer davantage de routes. Interférer davantage dans le quotidien des gens. Et créer une impression de chaos.

Comment la Moldavie, réputée comme le pays de plus pauvre d’Europe, fait-elle face à cette pression ?

Nous avons changé notre modus operandi, pour favoriser une coopération horizontale entre nos services (migration, gestion des frontières, lutte contre la criminalité, etc.) en vue d’objectifs clé. Nous avons développé l’anticipation et l’analyse des risques, ce qui nous a sauvés jusqu’à présent. Nous mettons nos ressources là où il y a le plus grand risque sécuritaire, humain, financier. Cela exige des analystes, des programmes d’analyse, des réseaux de communication pour données sensibles, etc.

Or les ressources sont limitées…

La nécessité de renforcer la résilience de la Moldavie, et donc celle de l’Union européenne, reste d’actualité. Puisque nous ne pouvons pas engager des effectifs supplémentaires – ce n’est pas nécessairement la méthode la plus efficace – nous pouvons compenser par des technologies. Des équipements de vidéosurveillance, des dispositifs de lecture numérique des documents d’identité, des transports équipés de caméras à 360 degrés… Nous avons demandé aux États membres de l’UE de nous aider à renforcer notre capacité technologique.

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Pendant 31 ans, la Russie n’a cessé de nous dire : “Vous ne pouvez pas faire sans moi, sans Moscou”. Si, on peut.

Est-ce que vous recevez ce soutien assez rapidement ?

Les mécanismes avancent plus lentement que nous le souhaiterions. Mais les premiers lots d’assistance commencent à arriver. Il est important de souligner qu’il ne s’agit pas ici que de la sécurité de la Moldavie, loin de là. Comprenez que plus la Russie subit des pertes en Ukraine, plus elle investit dans la guerre non conventionnelle en Moldavie, afin d’acquérir une position de négociation stratégique. Nous sommes un garant de la sécurité dans la région. Par notre résistance, nous aidons l’Ukraine, nous contribuons à la sécurité de l’Europe.

Or notre résilience passe aussi par la résilience de la population, qui doit bénéficier d’autorités qui inspirent la confiance, de stabilité, d’une économie durable, de perspectives d’avenir

La perspective européenne est justement devenue plus concrète depuis que la Moldavie a obtenu le statut de candidat à l’adhésion à l’UE.

Nous poursuivons notre objectif : celui de bâtir un pays libre, avec des élections libres, où l’on fait confiance aux autorités qui placent l’intérêt des gens au centre de leur préoccupation, où vous avez accès à une justice digne de ce nom. Depuis l’indépendance du pays, la Russie n’a cessé d’intervenir pour tenter de nous isoler. Plus que jamais, nous avons besoin de soutien sur le plan économique, pour les petites et moyennes entreprises, pour soutenir les emplois locaux, ce qui favorise aussi les sources de revenus pour le budget national et donc des investissements dans des projets de développement.

Ces douze derniers mois, nous avons réussi à maintenir un environnement de sécurité relativement stable. Ce que la Russie parvient malheureusement à créer c’est un environnement psychologique insécurisant. Mais nous avons prouvé notre résilience. Pendant 31 ans, la Russie n’a cessé de nous dire : “Vous ne pouvez pas faire sans moi, sans Moscou”. Si, on peut.

Accord sur la mer Noire

La Russie utilise les céréales pour tenter d’affaiblir les sanctions européennes

Mise en place en juillet 2022, sous la médiation de la Turquie et de l’Onu, l’initiative céréalière de la mer Noire a créé un couloir de navigation sécurisé afin de rétablir (en partie) les exportations depuis l’Ukraine. Au total, près de 25 millions de tonnes de maïs, de blé et autres céréales ont pu être exportées. Mais cet accord est toujours limité dans le temps et son renouvellement soumis à volonté de la Russie, qui s’en sert pour tenter d’arracher des concessions aux Occidentaux. Le 18 mars, un jour avant sa date d’expiration, il a été reconduit pour 120 jours. Mais le Kremlin dit avoir donné son accord pour 60 jours, façon de maintenir la pression.

Que veut Moscou ? La Russie souhaite, par exemple, que l’Occident assouplisse les restrictions imposées à la banque agricole d’État Rosselkhozbank, arguant que cela faciliterait les exportations d’aliments et engrais russes. Sous-entendu : les sanctions européennes aggraveraient l’insécurité alimentaire. Or, celles-ci ne visent pas le commerce de denrées alimentaires et d’engrais en provenance de Russie. L’UE refusera donc de réintégrer la banque agricole russe dans le système de paiement international Swift. Rosselkhozbank ne limite pas ses activités à l’agriculture et peut aussi agir pour soutenir l’effort de guerre russe. « Sur 300 banques, 13 sont sanctionnées. La Russie a des banques et des ports dont elle peut se servir pour exporter des engrais », a précisé la Première ministre estonienne Kallas, lors d’un sommet européen jeudi. Les dirigeants des Vingt-sept ont discuté des moyens pour renforcer les mesures contre Moscou, certains plaidant pour un onzième paquet de sanctions.