Tunisie

L’indépendance de la Banque centrale de Tunisie : un débat à recentrer – Actualités Tunisie Focus

Samir Brahimi

« L’institution de la délégation de pouvoir suppose qu’il existe dans l’humanité une portion de vertu et d’honneur de nature à constituer un fondement raisonnable de la confiance » [1].

Le débat sur l’indépendance de la Banque Centrale de Tunisie (BCT) est de nouveau relancé. Après les appels de nombre de formations politiques qui réclament de revisiter ses textes fondateurs, c’est récemment la coupole, par l’entregent d’un député qui annonce sur les ondes d’une Radio privée que « le gouvernement actuel a présenté une série de projets de lois, notamment le Code des changes et la loi relative à l’indépendance de la BCT (!) ». L’information a été démentie notamment, par le président de la chambre et le ministre de l’Economie et de la Planification.

Le propos de l’homme ne renseigne pas sur le contenu du projet, mais laisse entrevoir en filigrane l’objectif qui le sous-tend : conquérir l’ultime rempart de la politique économique de l’Etat : la politique monétaire [2].

Dans les médias, les « experts » rivalisent, lorsqu’ils se gardent de renchérir. Mais, quelle que soit la véracité de l’information, l’occasion est sans doute à saisir, pour faire entendre la voix d’un ancien cadre de l’institution et tenter modestement de mettre de l’ordre dans une matière relativement complexe et faire le départ entre ce qui relèverait de la réalité et ce qui relèverait du mythe.

Dans l’imaginaire tunisien, la BCT serait une institution aux pouvoirs féeriques. Pour être « centrale », elle aurait ce privilège sublime de tout centraliser dans son périmètre de compétence. Ainsi à titre d’exemple, toutes les décisions de crédit aux entreprises et aux ménages réclameraient son approbation, de même que tous les transferts en provenance ou à destination du reste du monde, transiteraient nécessairement par son canal, etc. La raison première de cette incompréhension revient de toute évidence, à l’emploi de l’adjectif « central », un mot hélas malencontreux et qui a causé beaucoup de tort à l’institution. La vérité est autre, car si elle est qualifiée ainsi chez nous et dans certains autres pays, c’est tout simplement parce que la banque centrale détient le monopole de la création de la « monnaie centrale » ou de « la monnaie banque centrale ». La banque d’Angleterre, la Reserve fédérale, Bank Al Maghrib et d’autres, sans pour autant être qualifiées chacune de « centrale » ne créent pas moins de monnaie centrale, car il s’agit pour elles de l’essence même de leur existence. L’autre raison qui nourrit l’imaginaire tunisien autour de la BCT renvoie à d’autres appellations dilettantes : « la banque des banques », « la banque de l’Etat », « l’Institut d’Emission », etc.

L’indépendance de la BCT participe de la même incompréhension. Notion plus complexe, elle est le plus souvent présentée comme une réalité indiscutable. Partout, y compris dans la sphère politique, il se dégage une croyance assez largement partagée suivant laquelle la BCT serait une institution indépendante. D’aucuns se plaisent même à la qualifier « d’Etat dans l’Etat » !

La réflexion sur l’indépendance des banques centrales n’est pas nouvelle. Elle n’est pas récente non plus. Elle donne souvent matière à multiples opinions souvent contradictoires, et parfois même, diamétralement opposées. Les pétitions sur l’indépendance de la banque centrale se bousculent : la banque centrale doit-elle être indépendante ? Et si elle l’était, serait-elle nécessairement crédible ? L’indépendance renforce-t-elle l’efficacité des politiques économiques ?

Mais, recadrons d’abord. La question de l’indépendance est le plus souvent, peu correctement posée, car ce n’est nullement de l’indépendance de la banque centrale qu’il s’agit, mais plutôt de l’indépendance de la politique monétaire. La vérité est que d’abord, la banque centrale n’a pas de statut constitutionnel (sauf dans des cas rares, le Chili par exemple) et il ne pèse sur le législateur aucune obligation d’en créer une. Ensuite, dans l’exercice de certaines de ses missions, la banque centrale agit tantôt en tant que mandataire de l’Etat, lorsque par exemple elle gère le compte courant du Trésor, émet la monnaie légale, ou contracte au nom et pour le compte du gouvernement, des emprunts obligataires sur le marché international, et tantôt en tant qu’autorité subordonnée lorsque par exemple, elle « applique » la réglementation des changes, levier règlementaire de la politique de la balance des paiements. Enfin, pour être dotée de la personnalité morale et de l’autonomie financière, l’Etablissement public qu’est la BCT est organiquement séparé de l’Etat, au même titre d’ailleurs, que tous ses pairs.
Pourquoi alors l’indépendance de la BCT, revêt-elle une importance si particulière ? Pour nous, la réponse est claire, qui réside dans le fait que le mandat principal de BCT se situe aux confins du politique, sinon au cœur du politique.

L’indépendance de l’institution, sans être dépourvue d’intérêt, est donc de ce point de vue, incidente, subsidiaire, car elle ne sert au final, qu’à conforter ou déconforter l’indépendance de la politique monétaire.

La politique monétaire, disons-le tout de suite, est la raison d’être de toute banque centrale. Elle constitue pour elle, un enjeu substantiel, ou mieux, existentiel. Tous les autres mandats que la BCT a reçus de ses statuts, peuvent être confiés à d’autres véhicules. Il en est ainsi de l’émission de la monnaie légale, de la tenue du compte courant du Trésor, de l’application de la réglementation des changes, de la gestion des avoirs en devises, de la réglementation, de la supervision ou de la discipline bancaire, etc.

Maintenant, au plan des grands principes qui gouvernent la gestion de la « res publica », la séparation entre la politique monétaire confiée à la banque centrale et les autres instruments de la politique économique, notamment la politique budgétaire, confiés au gouvernement, n’est en réalité qu’une déclinaison, un corollaire du principe de la séparation des pouvoirs. Dans le prolongement de ce vieux principe qui se manifeste à travers les trois « puissances » qui constituent l’Etat, il existe au sein d’une même puissance, (ici la puissance exécutrice), des fonctions aux objectifs contradictoires qu’il faudrait nécessairement séparer organiquement, car si elles étaient déléguées à une même autorité, celle-ci peut être amenée à en faire un mauvais usage. C’est le cas de l’éternel conflit entre la politique monétaire et la politique budgétaire [3].

Le principe d’indépendance de la politique monétaire se définit partant, par rapport au gouvernement, dépositaire de la prérogative budgétaire, et recommande de priver ce dernier de la possibilité de faire des injonctions à la banque centrale. En effet, les promesses électorales d’un niveau d’activité économique plus soutenu ainsi que la tentation d’un financement plus aisé des déficits publics à travers la création additionnelle de monnaie incitent à soustraire aux gouvernements l’instrument monétaire pour le confier à des organismes plutôt techniques, les banques centrales, car moins exposés aux cycles politiques et aux influences des divers groupes de pression et donc plus aptes à mener une politique monétaire saine et à même de rassurer les opérateurs économiques. Certains économistes ont souligné le caractère inflationniste des banques centrales dépendantes du politique rappelant que les gouvernements faisaient augmenter l’inflation afin de réduire provisoirement le chômage à l’approche d’élections, ce qui déstabilisait le système économique. Afin de se prémunir contre ce comportement, ils ont recommandé de suivre une règle d’or d’accroissement de la masse monétaire, de manière faible et régulière afin que cette dernière soit en adéquation avec la croissance économique.

En somme, l’indépendance de la banque centrale apparait sous cet angle, comme une nécessité, un moyen de contrer l’instabilité induite par des changements de préférences ou de passions politiques.

Si cette « disposition des choses » – qui consiste à confier la politique monétaire à une autorité séparée du gouvernement – est la plus partagée dans le monde, il n’en demeure pas moins qu’elle est pour certains, sujette à dispute. L’objection majeure est que l’indépendance de la Banque centrale n’est pas la « solitude », car « la maitrise de l’inflation est l’affaire de tous » [4]. Dans le même sillage, alors que la politique monétaire menée par la Banque Centrale impacte les autres agrégats macro-économiques et que son exercice n’est somme toute, que le prolongement de l’action gouvernementale, l’institution n’est pas en revanche, responsable politiquement. Or, dans un modèle idéal de démocratie, il ne peut être admis que la politique monétaire, instrument de la politique économique, soit soustraite au contrôle du citoyen. Les dirigeants des banques centrales n’étant pas élus, ne peuvent du reste, réclamer valablement un statut indépendant du pouvoir exécutif. Aucun gouvernement ne pourrait cacher ses erreurs en incriminant une masse monétaire erratique au-delà de son contrôle. Et si l’accusation est réelle, aucun gouvernement ne peut tolérer une banque centrale incompétente.

La constitutionnalité de la délégation législative au profit de la banque centrale de « définir la politique monétaire » et « d’assurer la stabilité des prix » fut d’ailleurs contestée par le juge constitutionnel français, au regard des dispositions constitutionnelles et donc de rang plus élevé, qui confèrent au gouvernement la responsabilité de déterminer et de conduire la politique de la nation [5].

Dans le même sillage, la Banque d’Angleterre semble offrir un exemple édifiant d’une institution qui n’a accédé à l’indépendante quoique partiellement, que trois siècles après sa création ! En effet, c’est seulement en 1997 qu’elle a relevé son taux directeur, sautant sur la première occasion d’imprimer sa marque à la politique monétaire, un mois à peine après que le Premier ministre britannique de l’époque lui eut accordé la prérogative de fixer seule le niveau des taux d’intérêt. Cette responsabilité incombait jusque-là au gouvernement, après simple consultation de la banque centrale. L’indépendance de la Banque d’Angleterre n’est pas cependant de plein exercice, car elle doit continuer à se conformer à l’objectif d’inflation fixé par le gouvernement.

Ceci autorise à conclure déjà, que l’indépendance de la banque centrale n’est pas un principe absolu, mais un principe relatif. En d’autres termes, le caractère indépendant d’une banque centrale est une question de degré et non de nature. Les « arbitrages » conçus ici et là, opposent leur caractère selon que le modèle de gouvernance retenu dans un pays tend à affranchir un tant soit peu, la politique monétaire du joug de l’Exécutif, ou au contraire, à l’inféoder.

De façon générale, l’indépendance de la politique monétaire s’apprécie à travers nombre d’indicateurs qui évaluent les lois relatives aux banques centrales et les pratiques d’exercice du pouvoir. En résumé, ces indicateurs sont d’ordre à la fois organique et fonctionnel, en particulier, le statut des organes en charge de la définition (ou de la conduite) de la politique monétaire, en l’occurrence, le gouverneur et le conseil d’administration (le Conseil) et la clarté de l’objectif assigné à cette politique [6].

Pour le cas de la Tunisie, la loi réserve ses premiers articles à l’indépendance de la BCT, laissant se profiler le souci profond de l’institution d’ôter d’emblée au gouvernement toute velléité de conquête.

Deux paragraphes entiers sont ainsi dédiés à la question. L’article 2 dispose à cet effet que : (α) « La Banque Centrale est indépendante dans la réalisation de ses objectifs, dans l’exercice de ses missions et dans la gestion de ses ressources et que (β) « nul ne peut porter atteinte à l’indépendance de la Banque Centrale, ni influencer les décisions de ses organes et ses agents dans l’accomplissement de leurs fonctions ».

Ces dispositions – attribuables parait-il aux experts du FMI – ont valeur plutôt de déclaration de principe, faute d’avoir été accompagnées de sanctions en cas de manquement à leur teneur et faute également, d’avoir été relayés par un affranchissement des organes et de l’objectif de la politique monétaire, des tentations du gouvernement.

C’est donc, à travers l’examen des aménagements institutionnels retenus par les faiseurs de lois que nous pouvons mesurer le degré d’indépendance de la BCT.

Les aménagements adoptés depuis 1958 n’ont pas connu d’évolution remarquable, malgré le changement de régime politique intervenu en 2014. La fébrilité des textes, conjuguée à l’hostilité du contexte, n’ont pas favorisé l’indépendance de la BCT [7]. Le constat peut choquer, car il contraste ouvertement avec une opinion assez largement partagée sur une supposée autonomie de l’institution.

D’abord, s’agissant des organes, les incursions du politique dans la sphère monétaire est aisément observable.

Sous l’empire des statuts de 1958, le gouverneur est nommé par le Président de la République (PdR), en sa qualité de chef de l’Exécutif et qui à ce titre, dispose de la prérogative constitutionnelle « d’orienter la politique générale de l’Etat », ce qui comprenait évidemment la politique économique [8]. La Constitution du 27 janvier 2014 rompt résolument avec cet aménagement pour installer un mécanisme de nomination qui implique outre le PdR, le chef du gouvernement et la Chambre. Ce choix en apparence démocratique, traduit en réalité les pesanteurs politiques du moment puisque la nomination du gouverneur et sa révocation devaient recueillir désormais l’assentiment de la « Troïka » au pouvoir. Mais plus exactement, ce choix traduit l’implication du chef du gouvernement dans le processus de nomination du gouverneur, qu’explique largement le glissement vers un régime parlementaire où le nouveau maître de l’Exécutif, hérite de la même prérogative confiée auparavant, au PdR, celle qui consiste précisément à « déterminer la politique générale de l’Etat » [9]. Quoique cohérent intrinsèquement, ce choix constitue indéniablement, un recul par rapport aux anciens statuts, car comme nous l’avons soutenu plus haut, l’indépendance s’apprécie par rapport au gouvernement. Or, voici que son chef se voit attribuer désormais, le pouvoir légal d’asseoir son ascendant sur le gouverneur.

Dans la foulée de la distribution des compétences entre les trois pouvoirs constitués précités, la garantie même hypothétique qu’offrait le mandat du gouverneur fut curieusement omise ou peut-être même délibérément occultée, fragilisant ainsi davantage le statut de ce dernier. Rappelons à ce sujet que le mandat du gouverneur est de six ans, et qu’il est donc plus long que les mandats politiques. Ce choix qui visait à permettre au titulaire de la fonction de « survivre » à son recruteur, n’a pas toujours été respecté, sauf dans de rares cas, car souvent, la révocation du gouverneur s’opérait « ad nutum », c’est-à-dire, sans motif, ou encore « sur un signe de tête ».

Après l’abrogation de la Constitution de 2014, la question du statut du gouverneur est devenue très problématique, surtout que son héritière de 2021 s’est totalement abstenue de l’organiser, alors que les statuts actuels renvoient sur ce sujet, à un texte qui n’est plus en vigueur !

La nomination des membres du Conseil emprunte la même logique. Sous les statuts de 1958, les conseillers étaient nommés par décret sur proposition du Premier Ministre [10], alors que sous la loi de 2016, siègent au Conseil, trois membres choisis Ès-qualité, deux universitaires et deux anciens banquiers. Le Vice-gouverneur, les deux universitaires et les deux anciens banquiers sont nommés par le Chef du Gouvernement, alors que le responsable du Trésor public et le responsable de la prévision au Ministère Chargé du Développement Economique sont des fonctionnaires et donc soumis à sa hiérarchie et astreints au devoir d’obéissance.

Maintenant, pour ce qui concerne l’objectif de la politique monétaire, le postulat est que plus celui-ci est clair, plus l’indépendance est affermie.

Le besoin d’un objectif monétaire clair et étroitement défini pour une banque centrale est, soulignons-le, de plus en plus reconnu, car il a l’avantage de faciliter le suivi de la performance de l’institution par les autorités politiques et l’opinion publique.

Le maintien de la stabilité des prix est, pour la grande majorité des banques centrales, le principal objectif établi dans les législations adoptées ces trente dernières années. Cette uniformité résulte d’un large consensus social et intellectuel selon lequel une inflation faible et stable jette les bases d’une croissance réelle forte et soutenable. Nul n’ignore en effet, l’impact de l’inflation sur l’économie, car si la quantité de monnaie en circulation augmente plus rapidement que la croissance économique, cela peut entraîner une augmentation des prix, une érosion du pouvoir d’achat de la population, une réduction de l’épargne, une augmentation des coûts de production, une diminution de la compétitivité des entreprises sur les marchés internationaux, ce qui plus concrètement, réduit les exportations, augmente les importations et affecte négativement la balance commerciale. En outre, l’inflation peut également avoir des conséquences sur la politique monétaire elle-même, notamment sur les décisions de la banque centrale en matière de taux d’intérêt. Les banques centrales peuvent augmenter les taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation, mais cela peut également ralentir la croissance économique et augmenter les coûts d’emprunt pour les entreprises et les ménages.

Si la Banque Centrale Européenne (BCE) est citée en exemple en tant qu’institution indépendante c’est notamment en raison de la clarté et de l’unicité de son mandat : préserver la stabilité des prix.

Nous soulignerons à ce propos que le mandat assigné à la BCT depuis 2006 consiste à lutter contre l’inflation. Or, cette compétence n’est ni unique ni exclusive. La révision des statuts intervenue en 2006 a opéré un changement majeur dans la mission de la BCT, la stabilité des prix ayant supplanté la défense de la valeur du dinar. La loi n’a pas toutefois déchargé l’institution de l’autre objectif assigné à la politique monétaire, à savoir « prêter appui, à la politique économique de l’Etat ». La loi de 2016 imitant sur ce sujet sa défunte ainée, consacra de nouveau la dualité d’objectifs, bien que la rédaction retenue, née d’un accouchement difficile, lors des discussions en plénière, ne flatte personne [11].

En somme, l’objectif de la politique monétaire confié à la BCT, n’est pas unique ni indépendant et l’Institution doit prendre en considération les objectifs assignés aux autres instruments de la politique économique et qui concourraient tous selon certains économistes, à la réalisation du « carré magique » : croissance de la production nationale, plein emploi, équilibre extérieur et stabilité des prix. Nous sommes bien ici en présence d’objectifs concurrentiels et sans hiérarchisation tranchée, encore que l’ordre de l’écriture semble donner quoique timidement, la priorité à la préservation de la stabilité des prix.

Enfin, le dernier critère d’indépendance de la banque centrale réside dans la limitation du financement monétaire du gouvernement. En Tunisie, la révision de 2006, sous l’ère du gouverneur Baccar, est allée plus loin en interdisant expressément les prêts directs de la BCT au gouvernement. « La banque centrale ne peut accorder au Trésor des découverts ou des crédits ni acquérir directement des titres émis par l’Etat ». C’est cette disposition qui semble déranger le plus, le gouvernement et c’est contre elle que l’offensive va sans doute, s’organiser. Il reste à imaginer le spectre de la levée de cette interdiction. Serait-elle partielle ou totale ? Les premiers statuts, faut-il le rappeler, autorisaient la BCT à consentir au Trésor des découverts en compte courant. Cette autorisation était toutefois, assortie de trois limites très rigoureuses couvrant à la fois l’objet, le montant et la durée du concours, car celui-ci visait uniquement à « permettre le fonctionnement régulier de sa trésorerie et l’exécution normale des dépenses publiques », son montant ne pouvait dépasser 5 % des recettes ordinaires de l’Etat constatées au cours de l’année budgétaire écoulée, alors que sa maturité totale ne pouvait excéder 240 jours, consécutifs ou non, au cours d’une année de calendrier [12].

L’histoire retiendra que la Tunisie fut parmi les pays précurseurs qui ont osé poser ce type de règle, profitant opportunément du changement de l’objectif assigné désormais, à la politique monétaire : préserver la stabilité des prix et de l’abstention du Trésor pendant de longues années d’y faire recours. En effet, Il était sans doute peu cohérent d’assigner à la BCT l’objectif de préserver la stabilité des prix d’un côté et de la contraindre de l’autre, à doper le budget et alimenter la hausse des prix. La chose prendrait une allure pathétique, si le pays légal venait à obliger la BCT à financer un budget qui atteint aujourd’hui des proportions aussi démesurées, se situant à 46% du PIB, alors que les bonnes pratiques à l’échelle internationale situent ce ratio aux environs du tiers du PIB et que la Tunisie de 2010 faisait encore mieux puisque le budget représentait 27% du PIB uniquement.

Cela dit, le pendant de cette nouvelle responsabilité a consisté à mettre en place un dispositif de redevabilité « accountability » digne d’une banque centrale moderne : se soumettre au contrôle démocratique, en communiquant sur sa conduite de la politique monétaire au public et aux deux chambres.

En somme, l’indépendance de la BCT, semble pour ainsi dire, relever beaucoup plus du mythe que de la réalité. Les complicités entre l’Etat actionnaire et son établissement public sont très fortes, comme le suggèrent notamment, la navette de certains de ses premiers responsables entre la rue Hédi Nouira et la Kasbah et le rang protocolaire qu’ils occupaient dans l’enceinte du Conseil des ministres, aux réunions duquel ils assistaient régulièrement. Les statuts originels n’organisaient pas d’ailleurs d’incompatibilité entre le statut de gouverneur et celui de membre du gouvernement !

Une question fatale : d’où la BCT tire-t-elle alors, sa force et pourquoi elle est si écoutée ? Pour nous, outre le fait qu’elle a le monopole des instruments de la politique monétaire, la BCT tire son crédit non pas tant de sa prétendue indépendance, mais de son autorité technique, sa haute compétence, qu’elle n’a eu de cesse de nourrir et d’entretenir au fil des années. Elle ne tire pas son crédit non plus du statut de son gouverneur, mais plutôt de sa stature.

Le mérite revient à notre avis, au choix porté dès la création de la BCT, sur une personnalité qui cumulait une légitimité à la fois historique, charismatique et intellectuelle : feu Hédi Nouira, devenu dix ans après, le maître réel de l’Exécutif.

En termes de compétence technique, de performance et de discipline, la BCT de Hédi Nouira a toujours donné et la leçon et l’exemple. Nombre de ses successeurs, animés d’un désir immédiatement perceptible de l’imiter pour perpétuer l’œuvre, et secondés il est vrai, par des cadres valeureux, ont contribué positivement à mettre l’institution au diapason des banques centrales modernes et proposé à la communauté financière internationale, une image fort enviable. « L’institution de la délégation de pouvoir suppose (en effet) qu’il existe dans l’humanité une portion de vertu et d’honneur de nature à constituer un fondement raisonnable de la confiance » [14].

Concluons :

Toute tentation ou toute tentative du politique d’impliquer la BCT dans le financement direct du déficit budgétaire est un exercice périlleux, voire contreproductif.

Sur le plan politique, « le principe d’indépendance ne pervertit pas la démocratie. Au contraire, il en garantit la pérennité. Loin des embrasements de la scène politique, des revirements temporaires, des affrontements partisans, l’autorité a qui aura été déléguée une parcelle de pouvoir pourra exécuter la mission qui lui a été confiée par le législateur, sans risque de rupture de continuité » [13].

Sur le plan économique maintenant, outre le fait qu’elle ôtera toute signification, à la nécessité pourtant évidente, de confier l’instrument monétaire à une entité juridique autre que le gouvernement, cette tentation impactera de manière structurelle, l’ensemble des agrégats économiques, conduira à appauvrir une population dont la créance sur l’économie s’érode déjà de façon drastique invitera de ce seul fait, à la rupture.

Les réformes des mécanismes monétaires visant à renforcer l’aptitude de la BCT à maintenir la stabilité des prix (ciblage de l’inflation) devraient s’accélérer et s’accompagner de réformes favorisant une plus grande discipline budgétaire. Rappelons que la Tunisie d’avant 2011 occupait le 2ème rang mondial dans le forum de Davos au titre de la gestion des finances publiques ! Ces réformes indiqueraient notamment de (α) généraliser le budget par objectif, (β) de rattacher le budget d’investissement au ministère chargé du Développement pour éviter qu’il ne demeure, comme c’est le cas depuis 2011, une variable d’ajustement du budget général de l’Etat et (γ) de créer un nouveau véhicule qui se chargera des émissions obligataires du gouvernement et de la gestion de la dette publique, afin de ne plus impliquer la BCT dans la recherche de financement pour le budget, ce qui est contraire au mandat d’une banque centrale [15].

Par ailleurs, l’interdiction du financement inflationniste du gouvernement pour se prémunir contre le risque de domination budgétaire devrait continuer à s’ériger en principe, tout en préservant au profit de la BCT, le monopole des instruments de la politique monétaire et en précisant dans la foulée, que si la BCT accepte les instructions d’un organisme gouvernemental ou privé dans l’exercice de ses fonctions, elle commet une infraction. Alternativement, des dispositions qui prescrivent qu’un tel acte soit rendu public réduisent la menace de pressions indues.

D’un autre côté, l’autonomie de la BCT devrait être assortie de garanties légales plus franches qui pourraient prendre trois directions :

D’abord, poser des règles pour la nomination du gouverneur, qui lui garantissent une indépendance effective à l’égard du gouvernement, en confiant par exemple, la prérogative de sa désignation à la chambre parlementaire, en optant pour un mandat même plus long, mais non renouvelable et en posant des conditions strictes pour sa révocation.

Ensuite, consacrer la délégation de pouvoir au profit de la BCT, de veiller à la réalisation de l’objectif assigné à la politique monétaire, dans la Constitution.

Par ailleurs, clarifier l’objectif de la politique monétaire, en le limitant strictement à la préservation de la stabilité des prix et à défaut, en hiérarchisant les objectifs de façon tranchée. Le Système Européen des Banques Centrales (SEBC) pourrait sur ce chapitre valablement inspirer nos faiseurs de lois : « L’objectif principal de la politique monétaire est de garantir la stabilité des prix. Sans préjudice de cet objectif (c’est-à-dire, une fois la stabilité des prix assurée), la banque centrale apporte son soutien à la politique économique de l’Etat ».

Enfin, si les statuts de la BCT venaient à être revisités, il serait fortement indiqué de recentrer le mandat de l’institution à l’instar des banques centrales modernes. La BCT devrait à cet effet, avoir des responsabilités en relation uniquement, avec la stabilité des prix, la stabilité financière et les systèmes de paiements. Les autres missions qui consistent à gérer les avoirs en devises de l’Etat, à appliquer la réglementation des changes, à produire les normes bancaires et à en assure le respect à travers la supervision et la discipline, pourraient valablement être confiées à d’autres entités juridiques à créer : « Tunisie – Trésor », Office des Changes », « Commission Bancaire », etc.

Si les révélations sur une éventuelle tentative de revisiter ses statuts dans un sens qui limiterait le périmètre et la portée de ses compétences monétaires, rendaient la vérité, la BCT serait sans doute soumise à une épreuve difficile. La citadelle a jusqu’ici, su résister aux multiples velléités de conquête de la Kasbah. Elle saura, nous l’espérons, résister davantage comme à ses vieilles habitudes, en faisant valoir l’argument et prévaloir l’intérêt de son pays.

Samir Brahimi

Lire du même auteur : Sur l’indépendance de la Banque centrale de Tunisie, plus kafkaïen que moi, tu meurs…

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[1] Le Fédéraliste, n°76, écrit par Alexander Hamilton et publié le 1er avril 1788.

[2] Ryadh Jaidane, vice-président de la « nouvelle chambre », chargé des grandes réformes, »أكد رياض جعيدان مساعد رئيس مجلس النواب مكلف بالإصلاحات الكبرى، ان الحكومة الحالية (حكومة نجلاء بودن) تقدمت بحزمة من مشاريع القوانين للبرلمان، اهمها مجلة الصرف والقانون المتعلق باستقلالية البنك المركزي ».

« Il doit y avoir des limites à l’indépendance de Ia BCT. Nous ne sommes pas opposés à l’existence d’une Banque centrale forte qui joue un rôle dans l’économie nationale et les finances publiques. Toutefois, il y a des exigences imposées par l’étape nouvelle que connaît la Tunisie. Il doit y avoir des limites à son indépendance ». Propos rapporté par La Presse. TN du 7 juin 2023.

[3] Montesquieu utilise le terme « puissance », lorsqu’il traite de la question de la séparation des pouvoirs. Le terme « fonction » n’apparait nullement dans l’œuvre de l’éminent philosophe. Extrait du Chapitre IV du Livre XI de  » L’esprit des lois » :

« Il y a, dans chaque Etat, trois sortes de pouvoirs : la PUISSANCE LEGISLATIVE, la PUISSANCE EXECUTRICE des choses qui dépendent du droit des gens et la PUISSANCE EXECUTRICE de celles qui dépendent du droit civil.

Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger et l’autre, simplement la puissance exécutrice de l’Etat ».

[4] Lionel Jospin, discours à l’occasion du bicentenaire de la Banque de France, Colloque du bicentenaire, « Indépendance et responsabilité – Evolution du métier de banquier central ».

[5] Décision n° 93-324 DC du 3 août 1993 ; Loi relative au statut de la Banque de France et à l’activité et au contrôle des établissements de crédit.

[6] L’indépendance des banques centrales a pu être calculée à partir de plusieurs indicateurs. Les économistes Vittorio Grilli, Donato Masciandaro, et Guido Tabellini ont mis en place en 1991 un indicateur appelé indicateur GMT ; Cukierman, en 1992, un autre. Chacun de ces indicateurs évaluent les lois des banques centrales en calculant un index numérique qui classe l’indépendance légale de chacune des banques centrales.

[7] Samir Brahimi, « Le mandat du Gouverneur de la Banque Centrale de Tunisie : mythe ou réalité ? » « Eléments de stratégie de sortie de crise », CIPED, p 169 et suiv. et suiv, Revue Leaders, décembre 2015.

[8] Art. de la Constitution tunisienne du 1er juin 1959 : « Le Président de la République oriente la politique générale de l’Etat, en définit les options fondamentales (…).

[9] Art. 91 de la Constitution du 27 janvier 2014 : « Sous réserve des dispositions de l’article 77, le Chef du Gouvernement détermine la politique générale de l’État et veille à sa mise en œuvre ».

[10] Quatre conseillers choisis en raison des hautes fonctions qu’ils exercent dans les administrations économiques, financières et sociales de l’Etat ou les organismes publics ou semi-publics participant au développement économique du pays, – quatre conseillers choisis en raison de leur expérience professionnelle dans les secteurs économiques et financiers.

[11] Art. 7 : « L’objectif principal de la banque centrale consiste à maintenir la stabilité des prix. La Banque centrale contribue au maintien de la stabilité financière, de manière à soutenir les objectifs de la politique économique de l’Etat, y compris dans les domaines du développement et de l’emploi. Elle œuvre pour une coordination optimale entre la politique monétaire et la politique économique de l’Etat ». L’appui à la politique économique de l’Etat n’est pas associé sous cette rédaction, à l’objectif de stabilité des prix, lequel vise à lutter contre l’inflation, mais à la stabilité financière, laquelle vise à se prémunir contre les risques systémiques ! Par ailleurs, l’appui à la politique économique de l’Etat réapparait dans l’article des statuts qui se situe dans un chapitre réservé au « Rôle (de la BCT) de conseiller de l’Etat ».

Pour plus de développements, Cf. Samir Brahimi ; « Apologie pour la citadelle : propos pédagogique sur le projet de refonte des Statuts de la Banque Centrale de Tunisie » ; « Eléments de stratégie de sortie de crise », CIPED, p 133 et suiv. Revue Leaders, mars 2016.

[12] Art. 47 (bis) de la loi n° 2006-26 du 15 mai 2006, modifiant et complétant la loi n° 58-90 du 19 septembre 1958, portant création et organisation de la banque centrale de Tunisie ; JORT n° 40 du 19 mai 2006, Page 1331. Cette disposition consacre une pratique suivie par le Trésor qui n’a pas recouru aux avances de la BCT.

[13] Étienne FARVAQUE, « Fondements constitutionnels de l’indépendance des banques centrales : des pères fondateurs de la nation américaine à la banque centrale européenne », Revue d’économie financière, No. 87, Les progrès de l’Europe financière (février 2007), pp. 225-239.

[14] Taoufik Baccar ; « Le miroir et l’horizon : Rêver la Tunisie » ; édition SOTEPA GRAPHIC – 2018 ; p. 283.

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*Samir Brahimi, ancien Directeur général à la Banque Centrale de Tunisie et secrétaire général du Centre International Hédi Nouira de Prospective et d’Etudes sur le Développement (CIPED) est l’auteur d’une série d’articles portant sur des questions en relation avec l’Institut d’Emission, dont en particulier, les suivants :

– « Le mandat du Gouverneur de la Banque Centrale de Tunisie : mythe ou réalité ? », Cahiers du CIPED ; Revue Leaders, décembre 2015

– « Apologie pour la citadelle : propos pédagogique sur le projet de refonte des Statuts de la Banque Centrale de Tunisie » ; Cahiers du CIPED, Revue Leaders ; mars 2016

– « Le pouvoir réglementaire du Gouverneur de la Banque Centrale de Tunisie » ; Colloque de la Faculté de Droit et des Sciences Politiques et Economiques de Tunis sur « le pouvoir réglementaire » ; 1990

Il livre ici son opinion sur la question de l’indépendance de la Banque Centrale de Tunisie.