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Comment Vladimir Poutine utilise la peur pour mettre au pas les élites

Quelles sont les cibles principales de ce système et pour quelles raisons le pouvoir l’utilise-t-il ou non ?

La “dictature de la loi” est un usage sélectif de l’appareil judiciaire pour frapper des figures de l’opposition, des adversaires, des gens jugés gênants au sein de l’élite dirigeante, et les mettre ainsi hors d’état de nuire. C’est une exploitation sélective de la vulnérabilité juridique de l’ensemble des élites. Le raisonnement, c’est que tout le monde, potentiellement, a quelque chose à se reprocher. Et si ce n’est pas le cas, de toute façon, il suffira d’inventer des affaires.

Comment cette “dictature de la loi” fonctionne-t-elle concrètement ?

Elle se base sur trois ressources que le pouvoir poutinien prétend monopoliser : les renseignements, les médias et la justice, qui lui permettent de disposer d’armes dont ses adversaires ne disposent pas eux-mêmes, pour les déstabiliser. C’est partiellement réussi. Les renseignements peuvent mettre au pas les élites et les empêcher de se désolidariser du régime, en fabriquant et diffusant des documents compromettants que les médias relaient. La mainmise est totale sur la télévision et les journaux, mais la montée en puissance des réseaux sociaux donne une possibilité aux adversaires de s’exprimer et de toucher un large public. Incontestablement, la justice est aujourd’hui la ressource la mieux monopolisée par le pouvoir, parce que, même les adversaires qui, comme Alexeï Navalny, pouvaient encore récemment prétendre accéder à des informations compromettantes et à des médias, ne peuvent pas prétendre accéder à la justice.

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Tout le monde, potentiellement, a quelque chose à se reprocher. Et si ce n’est pas le cas, de toute façon, il suffira d’inventer des affaires.

Quels prétextes sont-ils généralement utilisés pour permettre de les neutraliser ?

Vladimir Poutine, durant la dernière décennie, a considérablement renforcé la répression de la corruption dans un pays où elle est extrêmement élevée. Elle est devenue une arme très performante aux mains du pouvoir. La menace d’enquête impose une sorte de consensus au sein des élites russes. Dès qu’un leader régional ou local commence à essayer de s’émanciper par rapport à ses tutelles hiérarchiques et politiques, on voit apparaître des investigations judiciaires en lien avec des malversations, des escroqueries, des fraudes. Mais cela peut être parfois bien pire. Le gouverneur de la région de Khabarovsk, Sergueï Fourgal, non seulement avait gagné les élections régionales contre le candidat de Russie unie (le parti du pouvoir, NdlR), mais en plus il en profitait pour en faire une tribune et contester le pouvoir en place. La riposte a été cinglante puisqu’il a été condamné pour double meurtre et tentative de meurtre.

Sergueï Fourgal, accusé de meurtres contractuels devant le tribunal régional de Moscou
Sergueï Fourgal, accusé de meurtres contractuels devant le tribunal régional de Moscou ©SIPA USA

Qui sont les professionnels de la “dictature de la loi” et quel est leur intérêt ?

Les professionnels de la dictature de la loi sont des entrepreneurs de scandales, par exemple des journalistes pro-régime spécialisés dans la dénonciation des opposants, comme Alexandre Khinshtein ou Arkady Mamontov, qui n’hésitent pas à accomplir les basses œuvres de l’État ou du poutinisme en dévoilant des informations confidentielles compromettantes sur les adversaires.

Il y a aussi les juges. Il faut ici insister d’abord sur le fait que l’état de droit, pendant ces deux dernières décennies a progressé à certains égards : 90 % des contentieux sont réglés par le droit d’une manière qui pourrait rappeler celle qui est la nôtre. Mais, pour les affaires sensibles, celles qui concernent les adversaires politiques, mettent en jeu des sommes d’argent particulièrement importantes ou nuisent à des intérêts puissants, la justice est utilisée au profit du politique. L’environnement professionnel des magistrats pèse sur leur indépendance et les contraint à appliquer les injonctions politiques dans les affaires les plus sensibles.

Comme la juge Margarita Kotova, dont la loyauté a été récompensée après qu’elle a lourdement condamné Alexeï Navalny ?

Oui, elle en est un excellent exemple. Ce sont des magistrats qui, bien souvent, ont des promotions une fois qu’ils ont jugé des affaires particulièrement sensibles. On peut aussi citer le cas récent du juge qui a condamné Vladimir Kara-Murza à 25 années de prison pour haute trahison. C’est un magistrat que l’opposant avait contribué à mettre en cause précédemment. On a donc là un mécanisme qui est plutôt celui de la vengeance.

Un quart de siècle de prison requis pour l’opposant russe Vladimir Kara-Murza

Il y a aussi Andreï Iarine qui, écrivez-vous, orchestre les poursuites contre ministres et gouverneurs depuis son bureau du Kremlin. Comment fonctionne-t-il ?

Andreï Iarine est, selon moi, un des artisans de la “dictature de la loi”, quelqu’un qui utilise renseignements, médias, justice pour s’imposer dans les rapports de force vis-à-vis des gens qui voudraient s’émanciper de la tutelle poutinienne. Il n’est pas très connu en Russie, mais il occupe une position très importante dans l’administration présidentielle : il gère la politique intérieure. Il a une fonction cruciale, notamment dans la manière d’exclure ou de coopter les élites politiques russes – des élites régionales, locales, des gouverneurs, des ministres, etc. Il a un pouvoir considérable.

Il est au cœur de l’affaire Chestoune (un homme d’affaires et élu, qui a été mis sous pression, déchu et condamné, NdlR), qui est très intéressante parce qu’elle a donné lieu à des enregistrements clandestins dans lesquels on comprend très bien comment des gens comme lui peuvent faire chanter les élites les plus haut placées. Dans le secret de son cabinet, sans savoir qu’il est enregistré, Iarine n’hésite pas à dire à son interlocuteur, qui essaie de s’élever contre le pouvoir en place, que, s’il signe sa lettre de démission, c’en sera fini dès le lendemain de ses ennuis judiciaires et de la cabale médiatique qui s’est abattue contre lui. Donc, Andreï Iarine, dans cet enregistrement, révèle que l’administration présidentielle non seulement est un pouvoir bureaucratique et politique, mais a également la haute main sur le pouvoir judiciaire et le pouvoir médiatique.

Quelle est l’étendue de la capacité d’arbitrage de Vladimir Poutine dans la verticale du pouvoir ?

Elle est très importante. La verticale du pouvoir est une manière de gouverner très hiérarchique et, en même temps, c’est un des thèmes de la communication autour de Vladimir Poutine. L’idée, c’est de dire que le pouvoir est pyramidal avec, au sommet, un souverain qui a une capacité d’arbitrage absolu. C’est partiellement vrai. Lorsque, par exemple, des agents des services de sécurité persécutent quelqu’un ou font des bavures, Vladimir Poutine peut parfois arbitrer plutôt dans le sens de la victime. Comme dans l’affaire d’Ivan Golounov, ce journaliste accusé d’être un trafiquant de drogue par la police sans aucun fondement et qui finalement a été blanchi par le président lui-même.

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Lorsque des agents des services de sécurité persécutent quelqu’un ou font des bavures, Vladimir Poutine peut parfois arbitrer plutôt dans le sens de la victime.

Mais cette verticale du pouvoir, c’est aussi un slogan. Bien souvent, l’intimidation par le droit peut être opérée au niveau local, sans aucune injonction hiérarchique. De petits souverains reproduisent les mêmes modes de gouvernement que le pouvoir central, en utilisant les médias locaux, la justice locale, les renseignements locaux pour s’enrichir, consolider leur pouvoir, faire plier leurs propres adversaires. Paradoxalement, la verticale du pouvoir aboutit aussi à créer du désordre en donnant des ressources involontairement à des acteurs locaux qui essaient de reproduire les mêmes modes de domination.

On voit en Russie des volontaires qui épaulent ou remplacent la police, des maîtres-chanteurs professionnels qui mettent en œuvre des menaces diverses pour collecter des dettes, des groupes qui font des démonstrations de force au nom d’une cause populaire sans être inquiétés, etc. Quelles sont dès lors les frontières de l’utilisation de la violence légitime ? Le pouvoir n’a-t-il aussi concédé un droit de punir impunément ?

La “dictature de la loi” peut prendre trois formes. Il y a un mouvement vertical, vis-à-vis de l’opposition et des élites. Il y a une forme horizontale, qui consiste à utiliser les mêmes ressources, pour régler ses comptes au niveau local. Et il y a une dimension plus fractale, avec des citoyens entreprenants, désireux de se faire un nom sur les réseaux sociaux, qui utilisent les mêmes armes au quotidien, dans la rue, pour lutter contre les gens qui fument dans les parcs, pour lutter contre les supermarchés qui vendent des produits périmés, etc. Ces justiciers autoproclamés assoient ainsi leur domination dans un but de profit économique, ils deviennent des youtubeurs, blogueurs, influenceurs qui vont tirer profit de leur popularité sur les réseaux sociaux. Cette question du “vigilantisme” place au cœur de l’attention la question du droit de punir.

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Le pouvoir s’appuie à la fois sur des forces régulières et irrégulières.

De l’extérieur, on pourrait penser que le régime de Vladimir Poutine, aussi répressif soit-il, monopolise le droit de punir. Mais, en fait, ce n’est pas si simple, parce que c’est un pouvoir qui s’appuie à la fois sur des forces régulières et irrégulières. On le voit en Ukraine avec le groupe Wagner par exemple. Et on le voit au niveau interne, avec des forces irrégulières, des gros bras, des groupes qui font de la provocation leur fonds de commerce. Le problème évidemment avec ce genre de groupes, c’est le risque de débordement et de désordre. On leur octroie le droit de punir, mais il peut également leur être retiré en cas de scandale. On leur octroie une part d’impunité en lien avec le fait qu’ils contribuent au maintien du régime, mais cet octroi est temporaire, conditionnel et peut se retourner à tout moment.

Le combat contre la pédophilie entraîne aussi des initiatives justicières, en même temps qu’il permet de régler ses comptes ou faire taire les voix critiques. On pense notamment à l’historien du goulag Iouri Dmitriev, figure de l’ONG Mémorial (prix Nobel de la paix), qui a été condamné à 15 ans de détention… Comment est-il utilisé dans la “dictature de la loi” ?

Le combat contre la pédophilie cristallise diverses dynamiques. On a en Russie une homophobie d’État qui contribue à favoriser un amalgame entre pédophilie et homosexualité. Cet amalgame est par ailleurs associé à une manière de vivre occidentale qui serait impropre à la Russie. Le discours idéologique au niveau central associe libéralisme, monde occidental, homosexualité et pédophilie. À partir de là, la lutte contre la pédophilie au niveau central prend une tournure politique, idéologique qui vise en réalité bien autre chose que de lutter contre ce crime odieux. De manière frappante, la thématique est apparue dans le discours de Vladimir Poutine un an après le début de l’invasion en Ukraine, afin de montrer à quel point son ennemi ukrainien, associé à un nazi, mais aussi à un pédophile, contribue à propager des valeurs monstrueuses jugées impropres à la culture russe.

La persécution de Iouri Dmitriev, “un symbole de la politique de l’État russe à l’encontre des historiens indépendants”

Les accusations de pédophilie servent également à des règlements de comptes locaux. C’est sans doute ce qui a fondé au départ l’accusation contre Iouri Dmitriev et celle contre Yoann Barbereau (ex-directeur de l’Alliance française à Irkoutsk, NdlR) si l’on en croit l’ouvrage qu’il a rédigé à ce sujet (Dans les geôles de Sibérie). Enfin, on voit un tas de justiciers autoproclamés camper en chasseur de pédophiles, filmer leurs exploits et entendre en tirer profit sur les réseaux sociaux.