Suisse

La Suisse pays du lait: une vocation en péril

Trop cher, le fromage suisse? Keystone / Jean-christophe Bott

Cette année, pour la première fois en Suisse, l’importation de fromages étrangers va dépasser le volume d’exportation des fromages «Swiss Made». Un déséquilibre qui menace un savoir-faire historique car les producteurs de lait sont toujours plus nombreux à jeter l’éponge.

Ce contenu a été publié le 14 septembre 2023 – 09:13




interviewLien externe accordée au quotidien Le Temps. Il déplorait que, pour la première fois en 2023, la Suisse allait importer (en tonnes) davantage de fromage qu’elle ne va en exporter. «J’ai reçu des retours au sujet de cette nouvelleLien externe du monde entier. Des Suisses expatriés à Las Vegas s’en sont émus», relate le Jurassien de 46 ans.

Chez Switzerland Cheese Marketing, l’organisation faîtière de la branche fromagère, Monique Perrottet confirme cette évolution: «La différence en volume entre les importations et les exportations s’amenuise depuis la libéralisation des marchés en 2007. Les fromages importés sont des produits bien meilleur marché que les produits helvétiques.»

rapport 2022Lien externe de Swissmilk. À ce rythme, il n’y aura plus que 2000 exploitations à l’horizon 2095.

Ces perspectives suscitent une certaine émotion au sein de la population car la production de lait est intimement chevillée à l’identité helvétique. Cette tradition s’explique d’abord par le relief accidenté du pays qui ne permet pas de cultiver des céréales sur de grandes surfaces. «Le climat helvétique est en outre propice à l’herbage qui constitue quelque 80% des surfaces agricoles. Et pour transformer l’herbe en produits alimentaires, on n’a pas encore trouvé mieux que les vaches capables d’en faire du lait», sourit Boris Beuret.

Des subventions qui alimenteraient les marges

Produire en Suisse implique des coûts nettement supérieurs à ceux de la concurrence étrangère. Plusieurs raisons à cela. Les exploitations restent de petite taille, avec 29 têtes en moyenneLien externe pour une trentaine d’hectares. Cette caractéristique rend impossibles les économies d’échelle effectuées par exemple en Espagne, avec des troupeaux de quelque 400 vaches. À ce handicap s’ajoutent bien sûr le prix élevé de la main-d’œuvre et le poids des autres charges helvétiques, en comparaison internationale.

Président de l’institut Agroecology.science à Frick, dans le canton d’Argovie, Urs Niggli met en avant la qualité du secteur fromagerLien externe, attestée par l’organe fédéral Agroscope. «La Suisse entretient des cultures pour la production de lait cru unique au monde. Avec le boom du bio dans les années 1990, la diversité des fromages s’est encore accrue, surtout grâce aux petites fromageries et à la transformation à la ferme.» Or, les conditions actuelles mettent en péril ce savoir-faire.

On sait que quelque 20% des revenus des agriculteurs et agricultrices proviennent des subventions et paiements directs versés par la Confédération. Nombre d’exploitations ne tourneraient pas sans ce soutien étatique. «Cet argent n’est pas un cadeau mais correspond à un cahier des charges très dense en matière de paysage, de biodiversité et de qualité de l’eau, notamment», souligne Boris Beuret.

À l’instar d’autres observateurs de la branche, la Fédération romande des consommateurs (FRCLien externe) estime que les subventions agricoles, censées soutenir les producteurs locaux, alimentent en fait les marges des distributeurs, sans bénéfices pour les consommateurs et les consommatrices.

Omerta sur les marges des distributeurs

Selon l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG), Coop et Migros (avec sa filiale Denner) concentrent 76% (chiffres de 2020) des ventes de denrées alimentairesLien externe. Ces enseignes jouissent donc évidemment d’une position de force lorsqu’il faut négocier les prix.

Producteur dans le canton de Fribourg, Thierry* témoigne: «Si mon exploitation s’en sort, c’est uniquement grâce aux subventions agricoles. La politique de prix des distributeurs est une vue à court terme. Le système ne peut pas fonctionner du moment que les prix ne couvrent pas les coûts de production.» Dans le village de Thierry, le nombre de producteurs de lait a fondu de douze à quatre ces 20 dernières années. «Notre rapport de force avec la grande distribution est totalement déséquilibré», déplore l’agriculteur.

Les distributeurs gardent le silence sur la façon dont ils déterminent la part qui leur revient. Il faut donc s’en remettre à des estimations. Une enquêteLien externe publiée par Le Temps en juin 2023 révélait des marges brutes oscillant entre 46 et 57%. À titre de comparaison, la marge brute au rayon produits laitiers en France était de 24,3% du chiffre d’affaires, selon le rapport 2022Lien externe de l’Observatoire français de la formation des prix et des marges. En conséquence, la FRC milite pour une transparence accrueLien externe sur la plus-value réalisée sur les biens alimentaires.

«Coop paie des prix conformes au marché et traite ses fournisseurs de manière équitable. Nous réalisons un bénéfice de 1,7 centime par franc de chiffre d’affaires, ce qui est peu par rapport aux entreprises à but lucratif», répond Caspar Frey, porte-parole de Coop. «Dans d’autres secteurs, des entreprises affichent des marges de 10% et plus, sans être sommées de révéler leurs structures de coûts. Pourquoi les détaillants devraient-ils être les seuls groupes à se montrer transparents?», affirme de son côté Tristan Cerf, porte-parole chez Migros.

En Suisse, les vaches sont réputées heureuses. Ce qui renchérit bien sûr le prix du lait. Keystone / Jean-christophe Bott

Responsabilité individuelle

Du côté des producteurs, le consensus est que, pour garantir l’avenir de la filière laitière, il faudrait une meilleure répartition des bénéfices. «La production de lait contribue très largement à la souveraineté alimentaire de notre pays, un aspect dont l’importance a été démontrée récemment avec la crise du Covid et la guerre en Ukraine. Mais le maintien d’une telle production n’est possible que si chaque acteur de la chaîne de valeur y trouve son compte», avance Monique Perrottet.

Pour redresser le cap, Boris Beuret fait quant à lui appel aux consommatrices et consommateurs. «Les choix individuels ont un impact énorme sur la condition des producteurs. Il est primordial que les gens sachent ce qu’ils achètent lorsqu’ils préfèrent un Edammer hollandais à un Gruyère suisse.»

Selon les normes en vigueur aux Pays-Bas, par exemple, les vaches ne bénéficient pas chacune d’une place pour se coucher dans les étables. Ceci est par contre prescrit de manière formelle dans la loi helvétique. Les normes sur la protection des eaux y sont aussi beaucoup moins restrictives. «En définitive, c’est la clientèle qui a le dernier mot», conclut Boris Beuret.

* Prénom fictif, identité connue de la rédaction

Texte relu et vérifié par Samuel Jaberg

Productivité plus faible dans le bio

«À la suite de la guerre en Ukraine, la part de marché des produits bio a légèrement reculé dans toute l’Europe, après 20 ans de croissance. Cette proportion s’est stabilisée à quelque 8% du total», observe Urs Niggli, agronome suisse à la renommée internationale. En 2022, la proportion du bio sur le marché helvétique des produits laitiers s’établissait à 9%Lien externe. 

Ces produits sont plus chers car la productivité est inférieure de 5 à 15% à celle de la production standard. «L’utilisation de nourriture concentrée moins chère est en effet très limitée (max. 5% de la ration alimentaire). Le secteur bio travaille avec des vaches dont la génétique est orientée vers une meilleure qualité de vie plutôt que des performances maximales.»

La longévité des animaux joue un rôle car les vaches ne seront pas abattues après la troisième lactation, comme dans l’élevage industriel. Le recours très modéré aux antibiotiques pèse aussi sur les performances.

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