Suisse

Devant les inégalités, la Silicon Valley invitée à s’inspirer de la Suisse

Bien que la Silicon Valley abrite de nombreuses start-ups valant plus d’un milliard de dollars et trois des cinq plus grandes entreprises technologiques du monde, un habitant sur quatre vit en dessous du seuil de pauvreté. Illustration: Helen James / SWI swissinfo.ch

Visiter la Silicon Valley, siège des géants technologiques de la planète, vous met face à un contraste saisissant. Sur ce terreau de l’innovation effrénée se développent des inégalités sociales croissantes. Le modèle suisse aurait-il des pistes à offrir à cet égard?

Ce contenu a été publié le 08 janvier 2024 – 09:15




Visages de la Silicon ValleyLien externe» – signé par le professeur et la photographe Mary Beth Meehan.

En moyenne par an, les travailleuses et travailleurs sans titre d’études secondaires gagnent ici 115’000 dollars de moins que les possesseurs d’un papier universitaire ou d’un diplôme professionnel (voir le graphique ci-dessous). Et le fossé continue à se creuserLien externe. En 2021, 23% des résidentes et résidents de la vallée vivaient sous le seuil de pauvreté, soit 3% de plus que deux ans plus tôt, selon le Silicon Valley IndexLien externe.

Cela n’empêche pas de nombreux pays, dont la Suisse, de prendre la Silicon Valley comme étalon, avec son innovation disruptive et sa création de richesse expresse. C’est ainsi que la petite nation alpine classée la plus innovante de la planète et labellisée «Silicon Valley de la robotique» cherche à s’imposer à l’échelle globale comme pivot des crypto-monnaies et des start-ups. Une Suisse qui, aux yeux de Fred Turner, n’a cependant pas grand-chose à apprendre de la Silicon Valley.

Tout au contraire, le professeur de Stanford estime que la Suisse pourrait enseigner au pôle d’innovation californien la manière d’intégrer les grandes firmes technologiques à la société en évitant que se creuse un écart de richesse insurmontable dans la population. Et cela en s’appuyant sur un modèle d’innovation responsable, ancré dans les institutions démocratiques.

À la Silicon Valley, une histoire née dans l’exploitation

À partir du 19e siècle, le développement de cette région californienne s’est fait au prix de milliers de vies humaines: indigènes privés de leurs terres et réduits en esclavage, main-d’œuvre étrangère, essentiellement chinoise et mexicaine. Sur cette base a émergé une élite blanche dont le racisme et le mépris pour les règles de marché ont été une clé du succès. À cette époque déjà, la mentalité qui prévalait sur ce territoire établissait que richesse et grande maison naissaient du talent et du mérite, ainsi que le relève le journaliste Malcolm Harry dans son ouvrage «Palo Alto: A history of California, Capitalism and the WorldLien externe». 

Il faudra attendre la fin de la Deuxième Guerre mondiale et la Guerre froide pour voir la région muter en vallée de l’avant-garde technologique. Et ce, grâce à la fructueuse collaboration entre l’Université Stanford, les entreprises de semi-conducteurs et la recherche militaire. C’est l’époque où les puces de silicium passent des missiles aux ordinateurs. Dès les années soixante, hippies et ingénieurs promeuvent une vision nouvelle de la machine, qui devient à la fois outil d’émancipation individuelle et instrument au service du bien commun.

De la même manière, les pontes modernes de la Silicon Valley parlent de «donner du pouvoir aux gens» et de «bâtir une communauté» tout en prônant un modèle d’entreprise exempt de règles. Ce qui n’empêche pas les pauvres de s’appauvrir et les riches de s’enrichir. «Le rêve de l’entreprise au service de l’humain s’est mué en cauchemar et la Suisse a tout intérêt à ne pas le poursuivre», avertit Fred Turner.

Plus de technologie, de pauvreté et de précarité

Artiste et chercheuse affiliée à l’Université de Berkeley, Şerife Wong juge, elle aussi, que la figure populaire du génie transformant le monde depuis son garage est une illusion. «Nous idéalisons le mythe de l’inventeur, le rêve américain de l’homme qui, sorti de nulle part, devient un super riche et change le monde pour le meilleur. Mais le meilleur pour qui?», s’interroge Şerife Wong, qui étudie les implications sociales des technologies émergentes.

Şerife Wong est assise à l’extérieur d’un café de San Francisco, non loin de Chinatown, le jour précédent ma rencontre avec Fred Turner à Stanford. Une femme sans-abri s’assoit à la table voisine et se dévêtit presque entièrement. Au même moment, une voiture sans pilote blanche et orange, fluide, cède la priorité à des piétons.

L’artiste et chercheuse Şerife Wong, d’origine turco-hawaïenne, sait combien il peut être difficile de vivre dans une société où le capital est fort et l’État-providence faible: chaque jour, il faut être reconnaissant de pouvoir joindre les deux bouts. Sara Ibrahim / SWI swissinfo.ch

San Francisco a été une des premières villes de la planète à tester voitures autonomes et robots de livraison. Qu’en retirent les gens? «Ils s’appauvrissent et leur travail se précarise», assure Şerife Wong. Et de citer l’exemple des constellations de chauffeuses et chauffeurs sans assurance maladie qui dépendent des algorithmes nébuleux d’Uber et peinent à joindre les deux bouts. Une pauvreté qui touche en premier lieu les familles afro- et latino-américaines.

En Suisse, forte innovation, faibles inégalités

En ce sens, l’Europe aurait de quoi offrir des pistes aux cousins d’Amérique. Des pays comme la France et l’Allemagne, pierres angulaires de l’Union européenne, pourraient servir de modèles. Des modèles qui illustrent la façon dont un système social solide et des règles communes peuvent mettre la technologie au service de la démocratie et non l’inverse, juge Fred Turner.

Pour ce professeur de Stanford, la Suisse, avec sa géographie unique et ses institutions décentralisées mais démocratiques, pourrait également servir de référence. Le pays investit massivement dans l’instruction publique (16%Lien externe des dépenses publiques totales contre 10%Lien externe aux États-Unis) et ses universités mondialement reconnues et ouvertes à toutes les classes sociales sont, elles aussi, financées par l’État.

«Un pays comme la Suisse, avec des niveaux d’innovation élevés et des inégalités faibles, n’a pas grand-chose à apprendre de la Silicon Valley», soutient Fred Turner. Et de fait, la Suisse mène le classement de l’Indice mondial de l’innovationLien externe (de l’OMPI) depuis treize ans. Elle est aussi un des pays les plus égalitaires du monde en termes de distribution des revenus, bien que la richesse soit là aussi toujours plus concentrée dans les mains d’une petite minorité.

7% de la populationLien externe répondent aux critères de la pauvreté. Le taux le plus bas en Suisse.

Professeur d’histoire des sciences et de l’innovation à l’Université de Saint-Gall, Caspar Hirschi est d’accord avec cette idée que le Suisse n’a pas intérêt à imiter la Silicon Valley. Il pointe toutefois les limites du système helvétique, dominé par une poignée de grandes entreprises monopolisant beaucoup de pouvoir à la fois économique et social. «Aucun système économique n’est démocratique», estime Caspar Hirschi.

Pour lui, ce qui distingue la Suisse de la Silicon Valley est que les hommes et les femmes d’affaires suisses sont plus discrets et moins égocentriques. Ils apprécient la stabilité et ne délégitiment aucunement la démocratie. Qui plus est, l’existence de règles de marché et de l’État-providence les contraint à contribuer au bien commun.

L’église «Stanford Memorial» a été construite par Jane Stanford en mémoire de son mari Leland. Ensemble, ils ont fondé l’université en 1885. L’église a été qualifiée de «joyau architectural de l’université». Sara Ibrahim / SWI swissinfo.ch

Leçon de la Suisse pour la Silicon Valley

Retour à Stanford où Fred Turner se dit convaincu que les fondements démocratiques de la Suisse lui permettront d’innover sans tomber dans les écueils rencontrés par la Silicon Valley. Mieux, il en fait une source d’inspiration. «En 1945, les États-Unis ont ramené la démocratie sur votre continent. Il est temps que vous nous rendiez la pareille», sourit-il.

Notre conversation touchant à sa fin, Ted Turner souhaite encore me «montrer quelque chose». Nous quittons son bureau, direction la cathédrale de Stanford, que Jane Stanford a fait élever en mémoire de son époux Leland. Ils ont fondé ensemble cette université en 1885, sur le site d’une ferme et d’un ranch. Difficile de croire qu’un jour, cette campagne désolée serait synonyme d’innovation. Et qu’elle impacterait à ce point le monde.

Texte relu et vérifié par Sabrina Weiss et Veronica De Vore, traduit de l’italien par Pierre-François Besson

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