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L’Espagne, le pays qui n’osait pas déranger l’Europe, s’installe à la barre de l’Union européenne

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À l’entendre, l’Espagne pourrait cette fois se donner les ambitions de ses moyens, de grand pays proeuropéen, membre de l’Union depuis près de quatre décennies, pour renforcer son empreinte sur la construction européenne et jouer dans la cour des grands États membres.

La parfaite candidate

C’est en effet l’un des paradoxes de la dynamique politique européenne : depuis qu’elle a rejoint l’Union en 1986, l’Espagne boxe en dessous de sa catégorie.

Sur papier, elle a tout pour se tenir aux côtés de la France et de l’Allemagne, les deux poids lourds européens. S’étendant sur plus d’un demi-million de kilomètres carrés, elle est le deuxième pays le plus grand de l’Union et le quatrième le plus peuplé, avec 47 millions de citoyens. Son économie est la quatrième la plus importante de l’UE (et même la quatorzième au monde), malgré l’impact des tempêtes financières. “L’Espagne est la première des grandes économies européennes à voir l’indice des prix à la consommation passer sous la barre des 2 %”, s’est ainsi vanté M. Sanchez jeudi, assurant que “l’économie espagnole avance comme une moto” – une punchline au parfum de campagne électorale, en vue des législatives anticipées du 23 juillet.

Prime Minister of Spain Pedro Sanchez arrives for a meeting of the European council, at the European Union headquarters in Brussels, Thursday 29 June 2023. BELGA PHOTO NICOLAS MAETERLINCK
Le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez arrive à une réunion du Conseil européen, à Bruxelles, jeudi 29 juin 2023.

L’Espagne est surtout proeuropéenne jusqu’à la moelle. Historiquement, le pays “n’a pas d’ennemi externe”, explique Ignacio Molina, analyste au Real Instituto Elcano et professeur de politique à l’Universidad Autonoma de Madrid. Nous n’avons pas été envahis au cours des deux derniers siècles”, poursuit l’expert, citant l’exemple des pays d’Europe centrale et orientale, qui ont subi l’impérialisme ottoman, russe, de l’Autriche, de la Prusse, ou encore la domination soviétique. Les Espagnols n’ont eux, “personne à blâmer” pour leur sort, vivant avec le sentiment que “le problème de l’Espagne est l’Espagne elle-même. Et l’Europe est la solution.

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Les Espagnols divisés, sauf sur l’Europe

Même lors de la transition démocratique après la dictature de Franco (1939-1975), la perspective européenne a fait consensus, autant pour la droite, qui y voyait un barrage au communisme, que pour la gauche, qui aspirait aux droits, aux libertés et à l’État-providence. L’adhésion à la Communauté économique européenne, une dizaine d’années à peine après la mort de Franco, “a signifié pour beaucoup d’Espagnols que nous étions désormais un pays à part entière, ayant tourné la page de la dictature. Et que pour cela, nous devrions être reconnaissants”, note Camino Mortera-Martinez, responsable du bureau bruxellois du Centre for European Reform.

De plus, la recette européenne a payé, étant associée, dans l’esprit des citoyens, avec un processus de démocratisation, une révolution culturelle et libérale d’un pays ultra-catholique et surtout une croissance économique. Cela n’est pas le cas par exemple en Italie, où le déclin de son économie, jadis puissante dans les années 1950 et 1960, est imputé à l’euro dans l’imaginaire collectif. À la suite de la crise financière de 2009, “l’Espagne a changé sa Constitution, pour la première et unique fois, pour intégrer des mesures d’austérité. Même à ce moment-là, il n’y a pas eu de grands mouvements sociaux ou politiques s’interrogeant sur le bien-fondé des mesures, comme en Grèce. S’il y a eu un contrecoup social, il ne s’est jamais étendu à l’UE”, observe Mme Mortera.

Dans une arène politique espagnole pourtant houleuse, l’Union européenne n’apparaît en fait jamais comme une ligne de fracture. “Nous sommes dans un pays tellement polarisé sur tant de questions de politique intérieure (l’éducation, la santé, le système de protection sociale, les guerres culturelles, le nationalisme catalan, l’identité nationale, le féminisme,…) que nous avons tendance à penser que tout ce qui vient de l’extérieur est meilleur, dont les politiques de l’UE”, estime M. Molina. Au plus fort de la crise catalane en 2015, “les nationalistes espagnols et les nationalistes catalans se disputaient le titre du plus proeuropéen”, rappelle M. Molina. De plus, ni l’extrême droite Vox, ni l’extrême gauche de Podemos ne prennent l’UE pour cible. “Ces partis ne sont pas proeuropéens, mais ils ne sont pas non plus eurosceptiques”.

Celebration in Barcelona's streets the victory of the independentist coalition. Barcelona, Spain on September 27, 2015. Photo by Almagro/ABACAPRESS.COM Reporters / Abaca
Célébration dans les rues de Barcelone de la victoire de la coalition indépendantiste, en Espagne, le 27 septembre 2015. ©Reporters / Abaca

Un européanisme qui se mue en désintérêt

Cette “non-politisation des affaires européennes” fait aussi la faiblesse de l’Espagne sur la scène européenne, observe Luis Bouza Garcia, maître de conférences en sciences politiques à l’Universidad Autónoma de Madrid. En ce sens que le positionnement du pays sur les sujets européens “n’est pas une priorité” dans laquelle les politiciens vont investir du capital politique. Résultat : ils n’ont pas forcément “une grande vision stratégique, à long terme”, des enjeux européens, ajoute M. Bouza.

Le poids de l’histoire fait aussi que l’Espagne s’en remet toujours à l’Union et à ceux qui la font, considérant qu’elle n’a pas à faire de vagues. “Nous croyons que nos intérêts sont mieux représentés par la vision pro-intégration franco-allemande. L’Espagne s’est toujours positionnée, soit avec la France, soit avec l’Allemagne, ou à mi-chemin entre les deux”, souligne Mme Mortera. Et de noter que la première des quatre priorités que Madrid s’est fixées pour sa présidence est d’ailleurs “l’autonomie stratégique” de l’UE, une idée défendue de longue date par Paris.

Traditionnellement, dans les grands débats politiques entre États membres, l’Espagne se fait petite. “C’est un pays vu comme étant très constructif. Il ne va pas se battre et aboyer pour obtenir un demi-morceau de concessions. Il joue un excellent rôle de continuité européenne. Mais pas un rôle de meneur”, explique un diplomate européen. Pourtant, les sujets sur lesquels l’Espagne aurait son mot à dire ne manquent pas. Prenez la migration, un thème dont l’Italie s’est emparé de manière conflictuelle, alors que l’Espagne, pays en première ligne des flux migratoires passant par le Maroc, aurait pu montrer le contre-exemple et guider, positivement, les débats sur ce sujet. Sur ce dossier, Madrid a mené un travail de l’ombre. “C’est sans doute grâce aux Espagnols que les pays du Med5 (Chypre, Espagne, Grèce, Italie et Malte) ont adouci leur position”, ce qui a permis l’adoption d’un accord clé sur la gestion de la migration, estime le même diplomate.

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Au Parlement européen, où l’Espagne dispose de 59 eurodéputés sur 705, l’influence espagnole est indéniable, notamment dans les commissions sur la Pêche ou celle des Libertés civiles, de la Justice et des Affaires intérieures, présidée par le très respecté socialiste espagnol Juan Fernando Lopez Aguilar. Mais beaucoup considèrent aussi que la cheffe de file du groupe des Socialistes et Démocrates européens, l’Espagnole Iratxe Garcia Perez, n’a pas su s’imposer comme une figure influente dans l’hémicycle. Une opportunité ratée, glissent certains observateurs.

Une Espagne qui commençait à élever la voix

Depuis peu, Madrid commence cependant à se faire entendre davantage. Le Brexit a laissé plus de place politique à l’Espagne, deuxième pays à avoir gagné le plus de pouvoir relatif au sein du Conseil (+ 23 %), selon l’indice de Banzhaf. En 2018, le Premier ministre Mariano Rajoy (PP, droite), qui ne parlait pas un mot d’anglais, a laissé la place au socialiste polyglotte Pedro Sanchez qui a cherché à se tailler un costume européen – même si, distrait par les querelles politiques internes, il a délaissé cette ambition ces trois dernières années, précise Mme Mortera. De plus, c’est un Espagnol, Josep Borrell, qui occupe la fonction de chef de la diplomatie européenne, à l’heure où l’UE aiguise ses armes géopolitiques face à la guerre en Ukraine.

Malgré la distance, aussi historique que géographique, par rapport à l’est de l’Europe et à l’Ukraine, “l’Espagne a apporté un soutien sans faille” à Kiev, remarque Mme Mortera. Dans ce contexte, le gouvernement espagnol semble même avoir retrouvé du mordant. Sous l’influence de la ministre de l’Énergie Teresa Ribera, il est monté au créneau pour défendre au niveau européen la “solution ibérique” face à l’explosion des prix de l’énergie. À l’heure où l’UE tente de renforcer les liens avec ses partenaires, l’Espagne veut remettre le focus sur l’Amérique latine – une région longtemps délaissée, faute, d’ailleurs, d’une implication plus forte de Madrid en ce sens. Ainsi, Pedro Sanchez mise-t-il beaucoup sur le sommet entre l’UE et la Communauté d’États Latino-Américains et Caraïbes (Celac), prévu à Bruxelles le 17 et 18 juillet.

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L’inconnue des élections anticipées

L’Espagne profitera-t-elle donc de la présidence du Conseil de l’UE, la cinquième qu’elle assume depuis 1986, pour poursuivre cette tendance et renforcer sa légitimité sur la scène européenne ? La réponse ne sera pas connue tout de suite. En cause : les élections anticipées du 23 juillet. L’Europe étant absente de la campagne, les politiciens espagnols n’ont pas forcément la tête à l’UE et ce n’est qu’en septembre, au mieux, qu’un gouvernement sera formé. Mais lequel ? Le scrutin pourrait provoquer un changement de pouvoir à Madrid à la faveur du Parti populaire et de son chef de file Alberto Nunez Feijoo. Qui pourrait gouverner seul ou en coalition avec… le parti d’extrême droite Vox – une première dans l’histoire démocratique de l’Espagne. Symboliquement, le choc serait majeur, mais cela ne modifierait pas substantiellement la politique européenne de l’Espagne, que la droite et la gauche partagent toujours, dans les grandes lignes.

Mais quid de son ambition ? Si un Pedro Sanchez réélu pourrait à nouveau se sentir pousser des ailes sur la scène européenne, rien n’est moins sûr pour Alberto Nunez Feijoo, novice en affaires étrangères. La présidence européenne, qui sera marquée notamment par la venue à Grenade d’une quarantaine de dirigeants pour le sommet de la Communauté politique européenne, lui offrirait en tout cas un baptême de feu.