L’heure des comptes a sonné pour le père Noël Erdogan
En novembre 2002, Erdogan multiplie les meetings électoraux. Un séisme à Izmit a fait 18 000 morts quatre ans plus tôt. La crise a mis un million de Turcs au chômage un an auparavant. L’inflation est galopante depuis 1994 lorsqu’elle a culminé à 105 %. Elle a baissé à 45 % mais les effets touchent de plein fouet la population.
Issu des quartiers pauvres d’Istanbul, le chef du parti de la Justice et du Développement (AKP) sait les mots qu’il faut dire. “Ankara n’a pas écouté”, lance-t-il à la foule réunie à Istanbul. “Personne n’a entendu les classes moyennes qui ont dû quitter leurs maisons les poches vides, ni les pleurs du père qui n’a pas pu acheter de médicaments pour ses enfants”.
Au tour du président
Aujourd’hui, les tables sont tournées. C’est le président qui doit rendre des comptes. L’inflation touche au plus près les dépenses des ménages, surtout la nourriture (+ 69 %) et la santé (+ 70 %). La production industrielle est en baisse de 8,2 %, conséquence du ralentissement économique dans l’Union européenne. Le taux de chômage est égal à ce qu’il était il y a vingt ans : 10 %. Beaucoup parmi les 85 millions d’habitants font des économies sur la viande, le poisson, les boissons. D’autres prennent un deuxième job pour s’en tirer. Dévalorisées par l’inflation, les économies de millions de Turcs se sont évaporées.
D’un côté Erdogan le « reis », de l’autre le candidat de la réconciliation… À une semaine de la présidentielle, les Turcs retiennent leur souffle
”Les gens ne vivent pas, ils survivent”, soutient le député Baris Atay, candidat du petit parti travailliste, un peu l’équivalent du PTB en Belgique. “Nous avons perdu la perception de ce qui est cher et de ce qui ne l’est pas. Nous vivons avec une inflation permanente. Un loyer moyen à Istanbul s’élève désormais à 1 400 euros. Il est impossible pour un salarié de vivre normalement”.
Comme au scrutin de 2018, le prix de l’oignon, passé à 1,40 euro le kilo, est revenu symboliquement dans le débat et fait la joie des plaisantins sur les réseaux sociaux. “Il n’y a pas de problème d’oignons, de pommes de terre ou de concombres dans ce pays”, a dû déclarer Erdogan après que Kilicdaroglu a prétendu que si Erdogan était réélu, le prix de l’oignon serait multiplié par trois.
guillement Il n’y a pas de problème d’oignons, de pommes de terre ou de concombres dans ce pays.
L’AKP préfère mettre en avant la robustesse de la croissance du produit national brut (+ 3 % en 2023 selon les prédictions de l’OCDE) et le retour en masse des touristes, attirés par la chute de la livre turque qui ne cesse de perdre par rapport à l’euro depuis 2008. Erdogan souligne les travaux publics et les réussites industrielles de son mandat. Il a reçu début avril les clés de la première voiture électrique produite en Turquie, la TOGG T10X. Il a inauguré quelques jours plus tard le premier navire porte-drones armés au monde et le plus grand navire militaire du pays, le TCG Anadolu.
Tout cela évidemment a un prix. Le budget de l’État enregistre déjà pour les trois premiers mois de l’année un déficit de plus de 250 milliards de livres turques (11,7 milliards d’euros), un fossé qui a été creusé aussi par le double séisme majeur qui a frappé en février l’est de la Turquie, tué près de 56 000 personnes et causé d’énormes destructions.
Erdogan en père Noël
Certes, les deux principaux candidats à la présidentielle ont multiplié de généreuses promesses électorales. Mais Erdogan s’est transformé en père Noël : il a amplement utilisé les ressources de l’État au cours des derniers mois et reçu des coups de pouce étonnants de la part de plusieurs pays.
Au cours des derniers mois, le président turc a considérablement adouci sa politique étrangère et renoué avec des pays comme l’Égypte et les monarchies pétrolières arabes qui lui reprochaient d’avoir fait cause commune avec les Frères musulmans. Banco ! En janvier, pour soulager la livre turque, les Émirats arabes unis ont signé un échange de devises pour un montant de près de 5 milliards de dollars, tandis qu’en mars, l’Arabie saoudite a déposé 5 milliards de dollars sur les comptes de la banque centrale turque.
En mars, l’Arabie saoudite a déposé 5 milliards de dollars sur les comptes de la banque centrale turque.
L’argent est aussi venu de Russie. En visioconférence, car malade, Erdogan a inauguré le 27 avril la centrale nucléaire d’Akkuyu. Celle-ci n’aurait pu voir le jour sans un coup de pouce, l’an dernier, de près de dix milliards de dollars de Gazprombank, et cela au beau milieu des sanctions occidentales contre la Russie. Cette centrale “est un exemple convaincant de tout ce que vous, Monsieur le président Erdogan, faites pour votre pays, pour le développement de son économie, pour tous les citoyens turcs”, lui a déclaré à cette occasion M. Poutine.
Le président sortant a également sorti la grosse artillerie à l’attention de plusieurs catégories d’électeurs : réactivation d’un plan de retraites anticipées qui a libéré immédiatement deux millions de travailleurs ; facilités de prêts pour ceux qui cherchent à acquérir un logement ; hausse du salaire minimum dans les secteurs privé et public ; augmentation du salaire dans le secteur de la santé de 30 à 50 %… Ces mesures visent à aider les Turcs en cette période de vie chère, mais seul le président sortant pouvait les mettre en œuvre.
Kilicdaroglu prône le retour à l’orthodoxie économique
Kemal Kiliçdaroglu, promet, en cas de victoire, de revenir à une forme d’orthodoxie économique et de restaurer l’indépendance de la banque centrale. “Ces élections sont là pour reconstruire notre démocratie”, a déclaré le candidat d’une coalition réunissant six partis de l’opposition. “Nous apporterons la paix […] et la fraternité”, a ajouté l’ancien haut fonctionnaire âgé de 74 ans.
Le chef du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate) a également promis une certaine retenue, qu’il abandonnerait le palace construit par Erdogan aux abords d’Ankara et reviendrait au système parlementaire qu’Erdogan a fait muter en système présidentiel en 2017.
Tout sépare les deux hommes. Erdogan, 69 ans, incarne jusqu’ici la force et l’agressivité oratoire qui satisfait une partie de l’électorat turc. Kilicdaroglu, 74 ans, a lui pris les habits d’un homme mesuré, sans charisme, mais démocrate.