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Les ambitions de l’Arabie saoudite passent aussi par le “sport washing”: « Les Européens devraient prendre plus au sérieux cette menace stratégique »

“Les motivations sont similaires, mais l’Arabie saoudite, c’est le Qatar sous stéroïdes. Le pays est beaucoup plus affirmé et, si j’ose dire, agressif dans son engagement avec le monde. L’Arabie saoudite se voit comme le centre d’un nouvel ordre mondial qui prend la forme d’un nœud de connexion dans ce réseau entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie”, analyse Simon Chadwick, professeur d’économie et de géopolitique du sport à l’école de commerce française Skema. Le soft power sportif pour affirmer une puissance nouvelle, résume Raphaël Le Magoariec, spécialiste du sport dans le Golfe : “L’Arabie saoudite s’engouffre dans la brèche du néolibéralisme, qui est aujourd’hui le logiciel commun à un ensemble de milieux décisionnaires au niveau planétaire. Avec le sport, l’Arabie saoudite veut parler aux puissants, inspirer la confiance auprès des milieux des affaires qui, eux, voyaient le pays comme rigide et archaïque. ”

L’Arabie saoudite fait un pas vers l’OCS, sous le regard intéressé de la Chine et la Russie

Faire peau neuve

Sous l’impulsion de Mohammed ben Salmane, qualifié par le renseignement américain de probable commanditaire du meurtre du journaliste saoudien Djamal Khashoggi en octobre 2018, l’Arabie saoudite veut faire peau neuve. Au diable l’exportation du wahhabisme, une interprétation ultra-conservatrice de l’islam, place à une image d’ouverture qui séduit la main-d’œuvre étrangère qualifiée et tente d’attirer les capitaux internationaux perçus comme essentiels pour réinventer l’économie locale au-delà de la rente pétrolière. L’industrie sportive mondiale ignore les risques de sport washing –soit le fait d’investir dans le sport pour redorer son image- et déroule le tapis rouge aux pétrodollars saoudiens, offrant ainsi une caisse de résonance mondiale aux changements d’ère en cours en terre d’islam. La liste des compétitions organisées en Arabie saoudite s’allonge : Jeux asiatiques d’hiver de 2029, rallye automobile Dakar pour la quatrième année consécutive, matchs de catch féminin et masculin, tournoi de golf sur les rives de la mer Rouge, le plus grand festival de sports électroniques au monde, etc.

“Nous avons le sentiment que l’Arabie saoudite a accueilli de prestigieux événements sportifs et de divertissement dans un effort délibéré de faire oublier ses flagrantes violations des droits de l’homme”, indique Joey Shea, chercheuse sur l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis pour l’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights Watch. L’Arabie saoudite connaît selon elle “l’une des pires périodes de son histoire moderne en matière de droits humains” depuis l’ascension fulgurante de Mohammed ben Salmane au rang de prince héritier en 2017. “Il y a une tolérance zéro pour la liberté d’expression, de réunion et d’association”, ajoute-t-elle. Le Royaume a décapité 81 condamnés à mort accusés de terrorisme le 12 mars 2022 lors de la plus grande exécution de masse de l’histoire moderne du pays.

Joey Shea précise : “Notre message n’est pas de dire qu’il ne doit pas y avoir d’options de divertissement, de culture et de sport en Arabie saoudite. Nous disons simplement que les Saoudiens ont également le droit de ne pas être soumis à des disparitions forcées, à la torture ou à des mauvais traitements, qu’ils doivent jouir pleinement de leurs droits civils et politiques”. Les citoyens saoudiens ne sont pas seuls concernés. Les travailleurs étrangers sont victimes de confiscation des passeports, salaires payés en retard, travail forcé, violences physiques et verbales, etc. Ali Shihabi, un commentateur politique saoudien proche de la cour royale, réfute avec véhémence toute allégation de sport washing : “Le blanchiment par le sport tant vanté est une illusion, car on peut affirmer que les investissements saoudiens dans le sport mondial attirent parfois une attention négative. ”

Les têtes roulent presque deux fois plus depuis l’avènement du roi Salmane d’Arabie saoudite

“Un hédonisme contrôlé par l’état”

Il est “naïf et dangereux” de résumer la stratégie poursuivie par les pays du Golfe lors de l’achat de clubs sportifs européens -à l’image du Qatar avec le Paris Saint-Germain ou de l’Arabie saoudite avec Newcastle United- sous le seul prisme du sport washing, ajoute Simon Chadwick. “Cela empêche toute discussion autour des questions plus stratégiques. Le président qatari du PSG, Nasser Al-Khelaifi, siège au comité exécutif de l’Union européenne des associations de football (UEFA). Pour moi, il s’agit de remettre fondamentalement en question les systèmes de règles et, plus généralement, la gouvernance en Europe. Je pense que les Européens doivent prendre plus au sérieux la menace stratégique que représentent des pays comme l’Arabie saoudite”, commente-t-il.

Une thèse à laquelle n’adhère pas non plus Ali Shihabi, notant que ces investissements visent avant tout des gains internes : développer de nouveaux secteurs, faire fructifier les capitaux du pays et “donner un coup de fouet” à la promotion de la pratique sportive identifiée comme “une activité importante pour canaliser l’énergie” de la jeunesse.

Lors des printemps arabes en 2011-2012, la région orientale s’est soulevée sur fond de discrimination économique et les persécutions religieuses de la minorité chiite. Le sport pour assurer la continuité de la famille Al Saoud qui règne sur le pays depuis le milieu du XVIIIe siècle ? Selon Simon Chadwick, “les dirigeants saoudiens craignent qu’un Printemps arabe 2.0 n’éclate un jour. Le sport est un outil d’atténuation du risque d’un bouleversement politique, en offrant aux jeunes Saoudiens le style de vie dont ils ont longtemps été privés : sport, mode, musique, divertissement et tourisme. Je reviens de Riyad et ce que j’ai ressenti sur place ressemblait presque à un hédonisme contrôlé par l’État. ”

“Façon de penser le temps très court-termiste”

À la question des droits de l’homme, s’ajoute celle du modèle de société promu à travers ses investissements dans le sport par un pays arc-bouté contre l’effritement de l’ère pétrolière, qui lui assure une rente depuis un demi-siècle. Loin de proposer un concept de compétition sportive respectueux de l’environnement, et ainsi donner du sens à son objectif de neutralité carbone d’ici à 2060, l’Arabie saoudite s’engouffre dans le statu quo. Tout d’abord, bâtir des infrastructures hors-sol, à l’image de Trojena, une station de sports d’hiver en développement où se dérouleront les Jeux asiatiques d’hiver de 2029, sur de la neige artificielle. Ou encore le projet d’ériger à Riyad un aéroport doté de six pistes parallèles et d’une capacité annuelle de 120 millions de passagers d’ici à 2030, en remplacement du terminal existant affublé du nom d’un ancien monarque saoudien, le roi Khaled.

Enfin, attirer des supporters dont le rôle est de doper la croissance de secteurs tels que l’aviation, l’hôtellerie et la restauration. “Les modèles sportifs investis par l’Arabie saoudite, comme les autres pays du Golfe, s’inscrivent dans une façon de penser le temps très court-termiste, centrée sur une volonté politique de renouveler leur puissance localement et internationalement sans prendre réellement en compte la question environnementale”, analyse le chercheur Raphaël Le Magoariec. Ali Shihabi balaye la question d’un revers de la main : “Nous sommes loin d’avoir atteint un point où le voyage est devenu un tabou.”