Belgique

Caroline Sägesser (Crisp) se confie: “Quand je parle des cultes, je reçois plus de critiques de personnes du pilier laïc que du pilier catholique”

Pour commencer, une anecdote. Sur son bras gauche, une silhouette pyramidale bien connue a été tatouée : celle du Cervin, montagne la plus connue de Suisse, pays où elle a vécu. “Ce tatouage est le résultat d’un engagement pris à la légère sur Facebook, le jour de ce fameux match à l’Euro 2020, joué en 2021, entre la France et la Suisse. J’avais écrit que je ne croyais pas aux miracles et que si on (l’équipe suisse) battaient les Français, je me ferais tatouer le mont Cervin. Après cette incroyable série de tirs au but qui a permis à la Suisse de s’imposer, j’ai reçu un déluge de messages me sommant de m’exécuter.”

Dès le lendemain, Caroline Sägesser trouve un bon tatoueur et respecte sa promesse. “Finalement, j’en suis très contente : mon tatouage est discret et de bon goût. Sans ce match de football, je n’aurais jamais songé à me faire tatouer.”

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La “satisfaction d’être Suisse”

De père suisse et de mère belge, l’historienne de formation et politologue de profession passe son enfance à Zurich puis à Montreux. “Après le divorce de mes parents, au début de l’adolescence, je suis revenue en Belgique avec ma mère. J’ai mes racines dans les deux pays. J’aime d’ailleurs beaucoup les comparer sur le plan institutionnel ou sociétal. De prime abord, la Belgique et la Suisse se ressemblent : taille modeste, large éventail de langues et de cultures, deux États fédéraux… Je prends de plus en plus la Suisse comme point d’appui pour regarder la réalité belge. À côté des questions institutionnelles, la plus grande différence entre Suisse et Belgique relève de l’attachement au pays. Il existe une certaine satisfaction d’être Suisse. Le pays est ancien, a une histoire à la marge de ses voisins et dispose d’un système démocratique dont la population est fière, notamment en raison du système des votations (qui relève de la démocratie directe et qui s’appuie notamment sur des initiatives populaires, NdlR). En Belgique, c’est beaucoup plus complexe…

Le modèle suisse ne sauvera sans doute pas la Belgique : l’analyse de Caroline Sägesser

Caroline Sägesser choisit l’ULB pour se former comme historienne, une discipline dont elle apprécie la rigueur scientifique. Elle obtient une bourse Fulbright (bourses octroyées aux étudiants internationaux par le gouvernement américain) et part étudier un an aux États-Unis dans le cadre d’un master en civilisation américaine à la Brown University, dans le Rhode Island. Cet exil s’inscrivait dans la perspective d’une thèse de doctorat sur la puissante influence de la culture américaine dans la Belgique de l’après-guerre.

Confrontée au “wokisme”…

Mais il y a eu un vrai malentendu… En 1992, la Brown University était le Berkeley de la côte est des USA : une université très à gauche, où les étudiants jetaient des tomates sur les recruteurs de l’armée américaine qui faisaient le tour du campus. Au lieu d’étudier pendant un an la culture américaine mainstream, j’ai étudié le récit des discriminations dont avaient été victimes les noirs, les femmes et les homosexuels. Le politiquement correct battait déjà son plein. J’étais déphasée par rapport aux études très positivistes et rationnelles que j’avais suives à l’ULB.

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À la Brown University, au lieu d’étudier pendant un an la culture américaine mainstream, j’ai étudié le récit des discriminations dont avaient été victimes les noirs, les femmes et les homosexuels. Le politiquement correct battait déjà son plein.« 

La jeune historienne abandonne son projet de thèse et change de vie. Elle devient gérante d’une bouquinerie à Etterbeek, place des Acacias. “En lien avec cette adresse, je l’avais baptisée ‘Feuilles d’acacias’ et, à l’ouverture, j’ai vu débarquer un certain nombre de frères dépités de ne pas trouver là une librairie maçonnique”, s’amuse-t-elle. La branche d’acacia fait en effet partie des symboles les plus forts de la franc-maçonnerie.

Cette activité permet toutefois une rencontre décisive. “Xavier Mabille (l’ancien directeur du Crisp) fréquentait ma librairie. C’était un homme d’une très grande culture, il s’intéressait notamment à la poésie. On a sympathisé. C’était l’une de ces rencontres, fruit du hasard, qui orientent l’existence. Un jour, il m’a dit que le Crisp recrutait et m’a invitée à déposer ma candidature comme chercheuse. C’était en 1997. J’ai été sélectionnée et j’ai passé une première vie professionnelle au Crisp jusqu’en 2009.

Elle partira ensuite pour l’ULB afin de passer son doctorat en histoire. “J’étais tombée amoureuse d’un sujet particulier : le financement public des cultes. On en parlait peu à l’époque.” Après quelques années académiques, ne pouvant décrocher un poste permanent à l’unif, Caroline Sägesser retournera au Crisp. “Comme mère de famille, passé la quarantaine, je n’allais pas réussir à poursuivre une carrière à l’ULB.

Ce nouveau changement professionnel est toutefois un tremplin : elle s’impose davantage comme politologue, notamment dans les médias. “À cette époque, il était devenu souhaitable de mettre les femmes en avant comme expertes. Cela a clairement joué en ma faveur, glisse-t-elle modestement. J’avais très certainement acquis une aisance dans les médias mais j’ai bénéficié de cette conjoncture où l’on cherchait des voix féminines.

La place des femmes

À ce sujet, Caroline Sägesser ne se prive pas d’épingler sur les réseaux sociaux les émissions ou les panels en tout genre qui ne comprendraient pas ou pas assez de femmes. Mais elle n’est pas en faveur de quotas imposés à l’aveuglette. “Cela ne me gêne pas du tout d’être interrogée parce que je suis une femme. Pendant très longtemps, on a interrogé de manière préférentielle les hommes ; et pour de mauvaises raisons. Les hommes étaient perçus comme plus sérieux, plus compétents, plus disponibles que les femmes. Si, aujourd’hui, on fait appel à moi en tant que femme plutôt qu’à un homme, je le vois comme un juste retour des choses. Je ne suis pas en faveur des quotas de femmes. Il faut simplement respecter un principe général. Quand on a une table ronde organisée avec six hommes sur les six intervenants, cela pose un véritable problème…

guillement

Cela ne me gêne pas du tout d’être interrogée parce que je suis une femme. Pendant très longtemps, on a interrogé de manière préférentielle les hommes ; et pour de mauvaises raisons. Les hommes étaient perçus comme plus sérieux, plus compétents, plus disponibles que les femmes.« 

Comment cette habituée des plateaux de télé concilie-t-elle sa neutralité scientifique et les avis personnels qu’elle peut être amenée à donner dans les médias ? “C’est un exercice très difficile. Au Crisp, nous sommes tenus à l’objectivité. Mais on sent bien que, désormais, un discours trop lisse, purement analytique, ne passe plus bien. Il faut donc apporter un regard plus incisif sans se départir de sa neutralité. Cela peut être compliqué. Comme ligne de conduite, j’essaie de très peu mentionner les personnalités politiques, de me concentrer sur l’analyse des politiques publiques, de toujours jouer le ballon plutôt que l’homme ou la femme.”

Caroline Sägesser (Crisp) : « La façon dont a agi Georges Gilkinet est un peu problématique, mais c’est l’apanage de cette Vivaldi »

La guerre des politologues

Et existe-t-il une rivalité entre politologues belges pour exister dans la presse ? “On s’écoute beaucoup les uns les autres, sur le fond et sur la forme. Mais le vivier n’est pas très large, nous ne sommes pas des requins devant s’entre-tuer pour exister. On n’est pas nombreux et on ne doit donc pas prendre la place aux autres politologues. Et moi encore moins, car je suis une des rares femmes dans ce milieu.”

Avec son esprit vif et un bon débit de parole, les apparitions en télévision ou en radio de Caroline Sägesser peuvent détonner. Comment juge-t-elle l’univers médiatique des Belges francophones dans lequel elle évolue ? “C’est extrêmement convivial. On connaît rapidement les gens, on passe rapidement au tutoiement. Intervenir dans les médias francophones belges n’est pas une expérience stressante mais sympathique. Si, parfois, on peut penser que les débats y manquent de hauteur de vue, je trouve qu’on n’y est pas prétentieux par contraste avec la scène médiatique française. Et il n’y a pas de compétition d’ego pour exister.

Caroline Sagesser (Crisp)
Caroline Sägesser dans son bureau au Crisp (Centre de recherche et d’information socio-politiques), à Bruxelles. ©cameriere ennio

Quelle “étiquette” ?

La question la plus délicate pour la fin : Caroline Sägesser a-t-elle une “étiquette” ? Est-elle considérée comme de gauche ou de droite, comme proche de telle ou telle formation politique ? Selon elle, rien de tout cela. “Une étiquette ? Non, je ne crois pas en avoir. Quand les gens m’en colleront une dans mon dos, ce sera le jour de la reconnaissance ultime de mon rôle d’experte”, plaisante-t-elle.

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Une étiquette ? Non, je ne crois pas en avoir. Quand les gens m’en colleront une dans mon dos, ce sera le jour de la reconnaissance ultime de mon rôle d’experte. »

Par contre, sa spécialisation dans le financement des cultes et son passage par l’ULB l’ont pour un temps placée dans le camp de la “laïcité”. Mais elle relativise fortement cette préférence qu’on lui attribuait. “Dans notre société belge encore largement pilarisée, j’avais cette étiquette laïque, en effet. Mais je m’en suis largement émancipée. Aujourd’hui, quand je parle des cultes, je reçois plus de critiques de personnes du pilier laïc que du pilier catholique. Cela m’arrive souvent d’être en porte-à-faux par rapport à des visions venant du camp laïc. J’aime l’analyse, pas l’engagement. J’ai des difficultés à me déterminer en général car j’ai tendance à analyser les deux faces d’un même problème. J’aurais beaucoup de mal à être une militante résolue d’une cause. Parfois il y a des considérations idéologiques qui dictent l’attitude de certains académiques et, ça, ce n’est pas du tout mon modèle.”

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Parfois il y a des considérations idéologiques qui dictent l’attitude de certains académiques et, ça, ce n’est pas du tout mon modèle.« 

Pour Marc Uyttendaele (ULB), les propos d’Eric de Beukelaer sur l’avortement relèvent… du Code pénal : l’analyse de Caroline Sägesser.