Suisse

Au Népal, les femmes de travailleurs migrants assument tout et le reste

La Coupe de monde de football 2022 au Qatar a jeté une lumière crue sur le sort peu enviable des travailleurs migrants dans le Golfe. Le prix payé par leurs épouses restées au pays, en revanche, est tout sauf connu et reconnu. Reportage au Népal.

Ce contenu a été publié le 31 octobre 2023 – 09:37




Centre de ressources pour les migrantsLien externe (MRC) a aidé Suntali à obtenir l’indemnisation qui lui revenait comme veuve d’un migrant décédé en emploi à l’étranger. Elle a touché 700’000 roupies (4700 francs) de l’employeur de son mari, 700’000 roupies de l’office népalais de l’emploi à l’étranger et 1’300’00 roupies (8800 francs) de sa compagnie d’assurance. Désormais, elle suit des cours au MRC pour être sûre de gérer cet argent au mieux.

Gratter pour gagner sa vie

Suntali fait partie des chanceuses. Migrant rentré au pays, Binod Ghorsaine est rémunéré dans le cadre du projet suisse pour identifier les familles d’émigrés dans le besoin et les orienter sur le MRC. Il sera notre guide. Sur sa moto, nous prenons la direction de son village de Mitinichhap pour y rencontrer une autre veuve moins bien lotie.  

Binod Ghorsaine a travaillé comme ouvrier migrant en Malaisie pendant un an, mais il tient aujourd’hui son propre magasin et travaille à temps partiel pour le projet Safer Migration. Il est payé environ 65 dollars par mois pour aider à identifier les migrants et les familles de migrants en détresse et les encourager à profiter des services offerts par le Centre de ressources pour les migrants. Anand Chandrasekhar / SWI swissinfo.ch

En retard pour son travail, Rampyari Ghorsaine est pressée. Elle se rend sur les champs d’autres villageois, où elle gagne un peu d’argent comme ouvrière agricole. Son retard n’entame en rien son hospitalité, eau et goyaves généreusement offertes.

Son mari voulait une meilleure formation pour ses deux fils. Mais son souhait de les envoyer en école privée s’est heurté au refus de ses proches. Ce qui l’a incité à chercher du travail à l’étranger. Il est parti au Qatar en 2008.

«Les trois premiers mois, je n’avais pas de nouvelle de lui. Il n’y avait pas de téléphone au village. Puis il y a envoyé 40’000 roupies (270 francs) et quelques mois plus tard, j’ai inscrit mon aîné dans une école privée.»

Mais dix mois seulement après avoir commencé à travailler au Qatar, le mari de Rampyari est décédé. Une mort attribuée par son employeur à des causes naturelles, la privant d’indemnisation. À l’époque, le gouvernement népalais ne prévoyait rien pour les veuves. Quant au système d’assurance, il a été introduit six mois plus tard. Rampyari a touché en tout et pour tout 100’000 roupies (675 francs) de la part de l’employeur de son mari. L’agence de recrutement a financé le rite funéraire – 20’000 roupies (135 francs).

Indemnisation pour cause de décès ou d’accident

Les travailleurs migrants népalais doivent souscrire une assurance-vie auprès d’un assureur privé qui doit garantir le paiement d’au moins un million de roupies (quelque 6’750 francs) pour la durée de leur contrat, plus dix mois supplémentaires. Le montant de la prime est en fonction de l’âge du travailleur et suit une réglementation du gouvernement. Ce montant se monte au minimum à 3308 roupies (22 francs) pour une période de deux ans et peut aller jusqu’à 9063 roupies (61 francs). Le travailleur doit également payer 400 roupies supplémentaires (2,70 francs) pour une assurance couvrant les maladies graves, et pourra le cas échéant obtenir une indemnité pouvant atteindre 500’000 roupies (3400 francs).

Selon la durée de son contrat, le travailleur migrant doit aussi débourser entre 1500 et 2500 roupies, versées dans un fonds d’aide pour l’emploi à l’étranger. Les familles qui ont perdu des travailleurs migrants ont droit à une indemnité unique de 700’000 roupies (4700 francs). Ou une somme possiblement équivalente en cas de blessures ou de maladies. Au total, par le biais de ce Foreign Employment Welfare Fund, l’office népalais de l’emploi à l’étranger a versé sur l’année 2020-21 769,95 millions de roupies (5,2 millions de francs) d’aide financière aux familles de travailleurs migrants décédés.

End of insertion

«Mon mari n’avait pas fait d’études et j’avais peur qu’il ait de la peine à se débrouiller à l’étranger. Je pensais que nous pouvions avoir une vie meilleure, ensemble, ici. Nous avons un peu de terrain, nous pouvions survivre», regrette-t-elle.

Lorsque Rampyari Ghorsaine s’est mariée, il n’y avait pas d’électricité dans le village, pas de route goudronnée et la rizerie était loin. Son mari est parti travailler au Qatar en 2008, mais il y est décédé dix mois plus tard. Anand Chandrasekhar / SWI swissinfo.ch

Après la mort de son époux, Rampyari s’est mise en retrait. Dormant mal, elle était traitée aux antidépresseurs. Pour l’aider à faire face à son deuil, elle a bénéficié de l’appui psychologique du MRC. L’absence de son fils aîné est une autre difficulté. Malgré sa propre réticence, elle a contracté un emprunt de 1,5 million de roupies (10’100 francs) pour l’envoyer étudier au Japon.

«Je suis contre la migration et je ne conseillerais à personne d’envoyer un proche à l’étranger», prévient-elle.

Sauver la mise des maris et s’épuiser

Maili Tamang, du village de Danda Sim, n’a pas perdu son mari, mais il s’en est fallu de peu. Celle-ci a contracté un emprunt de 125’000 roupies (850 francs) auprès d’une coopérative, emprunt destiné à payer l’agence de recrutement choisie pour envoyer son époux en Malaisie.

Gyan Bahadur Tamang avait déjà travaillé treize ans à l’étranger, avant de rentrer avec suffisamment d’argent pour bâtir une maison. Mais le séisme de 2015 est passé par là. Il a donc choisi de repartir. Mal lui en a pris, puisque son agence de recrutement l’a berné.

«L’agence m’avait promis un salaire mensuel de 900 ringgits (170 francs), mais je n’en ai touché que 700. Insuffisant pour survivre, explique-t-il. Je me suis alors enfui de chez mon employeur. Il faut absolument que le gouvernement sévisse contre les agences et les sociétés qui trompent les migrants.»

Maili Tamang a dû contracter un prêt pour payer une agence de recrutement afin d’obtenir un contrat de travail en Malaisie pour son mari Gyan Bahadur Tamang. Leur pari a échoué: il a été sous-payé et est tombé malade, ce qui l’a contraint à rentrer au pays. Anand Chandrasekhar SWI swissinfo.ch

Gyan Bahadur a continué à travailler en Malaisie en tant que sans-papiers, jusqu’à sa maladie, un calcul dans la vessie. L’association de migrants PNCC l’a aidé à se faire soigner sur place puis arrangé son rapatriement vers le Népal. Mais son épouse Maili a dû vendre ses bijoux pour solder la facture de son retour au village.

«De nombreuses familles gagnent beaucoup d’argent grâce à la migration, elles peuvent acheter des terres. Moi, j’ai dû vendre mes boucles d’oreille en or», déplore-t-elle.

Maili n’a pas eu la tâche facile, seule avec ses trois enfants à charge. Elle s’est retrouvée au four et au moulin: éducation, remboursement d’un emprunt pour la maison, tenue du potager… Malgré un travail harassant, elle n’est pas parvenue à épargner suffisamment, d’autant que son mari se trouvait dans l’impossibilité de faire sa part.

Son mari toujours absent, Maili a suivi un cours d’éducation financière – 21 semaines – proposé par le centre de ressources pour les migrants. Ce qui l’a incitée à acheter une deuxième vache. Elle a également bénéficié d’un appui psychologique pour l’aider à gérer son stress et son anxiété.

«Elle était si maigre lorsque je suis revenu, se souvient Gyan Bahadur. Désormais, je la laisse dormir un peu plus longtemps et le matin, je trais moi-même les vaches.»

Experte indépendante en matière d’emploi et de migrations du travail, Sharu Joshi juge que le principal impact négatif de ces mouvements de travailleurs népalais est la gigantesque augmentation de la charge de travail reposant sur les femmes. Les statistiques de l’Organisation internationale du travail (OIT) indiquent que les Népalaises assument 85% des tâches quotidiennes non rémunérées. Soit, cumulées, 29 millions d’heures quotidiennes. Contre seulement cinq millions pour les hommes.

«Autrement dit, au Népal, les femmes assument six fois plus de travail non rémunéré que les hommes. Contre une moyenne de quatre fois plus dans la région sud-asiatique. Du fait de la migration, la petite contribution assurée par les hommes passe par pertes et profits», déplore Sharu Joshi.

Sharu Joshi est l’une des principales expertes de la migration de la main-d’œuvre étrangère au Népal. Elle a travaillé pour ONU Femmes et le gouvernement népalais et est aujourd’hui consultante indépendante. Anand Chandrasekhar / SWI swissinfo.ch

L’experte en veut pour preuve que le Népal obtient une bonne note en termes d’indicateurs sociaux de développement, malgré un gouvernement à court d’argent. En 2019, l’ONU estime que le pays a atteint ses objectifs en matière d’«empowerment» social, politique et économique (selon la définition des objectifs onusiens de développement durable).

«Comment cela est-il possible? Ça l’est parce que le travail censé revenir à l’État – la nutrition, la médecine familiale et l’aide sociale notamment – est en fait assumé par les femmes.»

Villages vides, maris suspicieux

Le village de Dandagaun est situé dans la deuxième circonscription de la municipalité de Dhulikhel. Selon le recensement de 2021, le sex-ratio y est de 91 hommes pour 100 femmes (pour une moyenne nationale de 95,6). Cette commune déclare aussi la deuxième taille de ménages la plus faible au sein de la municipalité. Soit 3,83 habitants par foyer (la moyenne nationale est de 4,37). Explication: la migration à l’étranger des jeunes hommes est ici un fait tangible.

«Au départ, les gens du village se soutenaient les uns les autres. Aujourd’hui, le village est vide», regrette Yasodha Gautam, une habitante.

Le mari de Yasodha Gautam travaille comme chauffeur-livreur à Dubaï. Ils ont l’habitude d’être séparés, car il a servi dans l’armée népalaise et a souvent été affecté ailleurs dans le pays. Anand Chandrasekhar / SWI swissinfo.ch

Ancien soldat de l’armée népalaise, son mari travaille à Dubaï depuis un an et demi. Il est livreur dans l’alimentation. Quant à Yasodha, elle tient une petite échoppe et s’occupe de ses deux fils. Elle ne souhaitait pas le voir partir, mais sa volonté à lui a prévalu. Il voulait voir le monde et envoyer ses enfants dans les écoles à même de leur ouvrir les voies de la hiérarchie militaire.

«Je ne suis ni heureuse ni triste, assure-t-elle. Il est absent, mais il est parti pour nous bâtir un avenir.»

Haut fonctionnaire en santé publique au ministère népalais de la Santé et de la population, Bhim Prasad Sapkota est inquiet. La migration impacte négativement la démographie du pays. Le taux de croissance annuel de la population est tombé de 1,35% en 2011 à 0,92% en 2021. Un plancher jamais atteint depuis le premier recensement de 1911.

L’indice synthétique de fécondité a lui aussi fondu, passant de 2,6 en 2011 à 2,1 en 2022. Et ce, bien que l’usage des moyens de contraception modernes chez les femmes mariées entre 15 et 49 ans n’ait pas varié (43%) sur la période, indique l’enquête népalaise en matière de santé et de démographie de 2022.

«La migration de la population jeune affecte le taux de fécondité, mais aussi le développement économique et social, souligne Bhim Prasad Sapkota. Cette réalité doit être sérieusement considérée par les décideurs, les politiques et la société civile.»

Bhim Prasad Sapkota, du ministère népalais de la Santé et de la Population, s’inquiète également de l’impact de la migration sur les personnes âgées restées au pays. Selon lui, le système de santé népalais n’a pas été préparé à répondre aux besoins des personnes les plus âgées. Anand Chandrasekhar / SWI swissinfo.ch

Selon le rapport 2022 de la migration du travail au Népal, 7,4% de la population est établie à l’étranger. Mais ce chiffre n’inclut pas la migration informelle ni celle à destination de l’Inde, qui n’exige aucune autorisation de travail officielle. Le recensement de 2021 donne sans doute une idée plus juste de la réalité: 23,4% des foyers comptent un membre absent, vivant à l’étranger.

«Nos villages n’ont ni jeunes ni dents, pointe Sharu Joshi, qui a œuvré pour ONU Femmes et pour le gouvernement. Sur les 77 districts népalais, 14 sont en déficit démographique. Seuls 6% de la population vivent actuellement dans les montagnes, contre 40% dans les collines et 54% dans la région du Teraï (plaine).»

SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative