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Comment les écoles russes fabriquent les petits soldats de Poutine: « Les enfants sont un sol fertile et il nous revient d’y planter la bonne graine »

Depuis la rentrée de septembre 2022, dans toutes les écoles de Russie, le lundi matin commence de la même façon : levée du drapeau tricolore au son de l’hymne national suivie d’une leçon de patriotisme. L’initiative appartient au Président en personne, qui l’a proposée au printemps, deux mois après le début de l’invasion de l’Ukraine. Le ministère de l’Education a été chargé de reprendre solidement en main les jeunes esprits et de redoubler d’efforts.

Ingérence de l’Etat dans la vie scolaire

A l’école n°36, dans le centre-ville de Rostov-sur-le-Don, à 1 000 km au sud-ouest de Moscou et à 125 km de la frontière avec l’Ukraine, en ce froid lundi d’hiver, se déroule la cérémonie d’une portée de drapeau, à défaut d’une levée. Dans le vaste couloir du rez-de-chaussée, baigné par la lumière crue des néons, les élèves sont alignés en haie d’honneur le long des murs. Les ados un peu gauches de seconde, qui ont entre 14 et 15 ans, ont tenté avec plus ou moins de succès de personnaliser l’uniforme obligatoire (haut blanc, bas gris) : une cravate, un foulard, un pin’s. Ils font face à des jeunes élèves de sixième, aux visages encore poupons et concentrés, impeccables dans leurs gilets bleu marine sur chemise blanche. La directrice adjointe, Ekaterina Dokchina, sur son trente-et-un, permanente et maquillage façon années 80, parle avec une solennité surjouée. “Le drapeau est un grand symbole de notre pays. Notre tricolore, c’est notre fierté. Le blanc signifie la paix, la pureté de la perfection ; le bleu signifie la foi, la fidélité, la constance ; le rouge symbolise l’énergie, la force”, dit-elle dans un micro grésillant.

Le cérémonial du drapeau est suivi, tous les lundis, dans toutes les écoles de Russie, d’un cours intitulé “Razgovory o vajnom”, littéralement “discussions sur les choses importantes”, introduit lui aussi depuis la rentrée de septembre 2022. Cette heure d’enseignement périscolaire “vise à inculquer en termes simples des valeurs humaines telles que l’amitié, le respect, la mémoire historique, la charité et la justice”, peut-on lire sur le site internet dédié, razgovor.edsoo.ru. Malgré les bonnes intentions affichées, c’est en réalité un symptôme aigu de l’ingérence de l’Etat dans la vie scolaire et surtout d’un lavage de cerveau patriotique à peine dissimulé. Le projet des “discussions” a été commandité par le gouvernement, avec un budget de 22 millions de roubles (285 000 euros). Le site contient toutes les recommandations méthodologiques adaptées à chaque âge, le plan des cours, des fichiers vidéo, des documents à distribuer aux élèves.

Militarisation de l’enfance

En CP et CE1, à l’âge de 6 ou 7 ans, ils apprendront à “aimer leur patrie” à travers l’amour de la nature. Après le visionnage de photos de paysages, l’écoute de sons de la nature et de chansons (par exemple, la très soviétique Où commence la patrie) et la lecture de poèmes, le scénario de la leçon prévoit “une libre continuation de la conversation sur l’unité du pays, sur la façon dont on doit préserver et protéger sa culture et son peuple”. Les élèves de CE2 et CM1 ne se contenteront plus de contempler la beauté de la nature, ils devront appréhender “l’idée d’un amour effectif pour la patrie”, qui se transmet de génération en génération, et se manifeste par “le courage et la détermination à défendre la patrie en cas de danger”. Dès le CM2, les écoliers seront informés de “l’opération militaire spéciale” et de ses objectifs : “Protéger la population du Donbass contre le régime de Kiev” et “désarmer l’Ukraine”. Dans les règles classiques des mécanismes de bourrage de crâne, chaque module est assorti d’un quiz aux questions très orientées, qui induisent des réponses attendues. De la même façon, les collégiens devront arriver à la conclusion que “les habitants des républiques populaires de Donetsk et Lougansk sont des Russes, c’est pourquoi leur retour en Russie est important”, tandis que “les militaires russes sont des héros et de véritables patriotes”. Les lycéens, eux, se feront convaincre que “les personnes véritablement patriotiques sont prêtes à défendre leur patrie les armes à la main”.

Moscow, May 10, 2019. A young boy trains to reload a rifle with his father in the Museum of the Great Patriotic War in Moscow. The museum was inaugurated on 7 May 1995 to mark the 50th anniversary of the victory over Nazi Germany.
Un jeune garçon s’entraine à recharger un fusil avec son père dans le Musée de la Grande guerre patriotique de Moscou. ©AFP/Laure Boyer / Hans Lucas

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La directrice adjointe insiste : les “Discussions sur les choses importantes” n’ont rien de politique. Pas plus, à son sens, que les projets du Kremlin du même acabit qui les avaient précédés, comme la création de la fameuse organisation militaire Younarmia, destinée à “développer et éduquer des patriotes”. Aussi tôt que 2010, Vladimir Poutine s’était fendu d’une nouvelle doctrine d’encadrement des plus jeunes. Dans un texte intitulé “Conception du système fédéral de la préparation des citoyens de la Fédération de Russie au service militaire à l’horizon 2030”, il insistait sur l’importance du rôle des structures éducatives dans la préparation des futurs conscrits, et ce, dès la maternelle. Ses recommandations sont rapidement appliquées, la militarisation du monde scolaire et périscolaire se met en marche et se déroulera en plusieurs étapes. En 2012, des académies militaires de corps de cadets, censées préparer les élèves à la carrière d’officier, fleurissent à travers le pays. En 2015, des classes de cadets font leur entrée dans des établissements civils et publics, plaçant la thématique militaire au cœur du quotidien scolaire. Du temps de l’Empire russe, seuls les enfants issus de la noblesse étaient autorisés à suivre cette formation. Poutine l’a popularisée. On peut entrer en classe de cadet dès le cours préparatoire. Ainsi, dès six ans, les enfants dont les parents ont choisi pour eux la voie militaire, vêtus d’élégants uniformes noirs et rouges, peuvent apprendre par cœur les biographies des grands maréchaux soviétiques et le maniement des armes.

En 2016, une étape supplémentaire est franchie dans la militarisation de l’enfance. Sous l’égide du ministère de la Défense, le “Mouvement social militaro-patriotique panrusse Younarmia” voit le jour. Littéralement “l’armée des jeunes” ressemble à première vue à une organisation de scouts à thème militaire, offrant des activités variées : sports extrêmes, camping, séjours dans toute la Russie. Mais en sept ans, c’est devenu une armée de gamins fanatisés, physiquement surentraînés, revendiquant 1 240 000 membres. Le socle de l’endoctrinement d’une nation.

"Victory Day" in Russia. Two young children wearing Russian military berets wave flags in front of a screen in honour of the soldiers of the Great Patriotic War. Tverskaya Street, Moscow, May 9, 2019.
Un enfant brandi un drapeau de la Younarmia, lors d’un rassemblement à la gloire des combattants de la Grande Guerre patriotique ©AFP/Laure Boyer / Hans Lucas

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”Planter la bonne graine”

”Escouade ! Têtes à droite ! Halte ! Courez ! Courez j’ai dit !!!” La voix autoritaire d’Olga Zarkhan s’élève au-dessus des allées verdoyantes du jardin, à mesure qu’elle aboie ses ordres à une soixantaine de gamins, en tenue de camouflage kaki, coiffés de bérets rouges. Ils ont de 6 à 17 ans, et s’exécutent à chaque injonction. “Je vais vous faire transpirer comme jamais aujourd’hui, c’est compris ?”, insiste l’instructrice. A 51 ans, cette blonde massive, en kaki camouflage des baskets à la casquette, dirige le centre sportif militaro-patriotique “le Jeune Soldat”, une antenne de la Younarmia dans le quartier de Khosta à Sotchi, dans le sud de la Russie. En six ans, plus de 300 enfants sont passés par ses entraînements et cours théoriques, qui se tiennent plusieurs fois par semaine, par groupe d’âge.

”Les enfants sont un sol fertile et il nous revient d’y planter la bonne graine. Il faut profiter de la période où ils sont encore petits, ce que nous mettons maintenant dans leurs têtes déterminera ce qu’ils seront dans le futur. Ils doivent savoir manipuler une arme”, explique Olga, née à Lougansk, devenue juriste, et qui a rallié les séparatistes pro-russes dans le Donbass en 2014. Patriote, nationaliste, va-t-en-guerre, elle est convaincue que la Russie, engagée dans une lutte existentielle contre “l’Occident hostile, vaincra forcément. “Les enfants doivent être préparés physiquement et moralement à affronter les heures sombres qui nous attendent, surtout les garçons. Aujourd’hui, nos braves militaires accomplissent leur devoir dans l’opération militaire spéciale en Ukraine. Un jour, ce sera au tour de ces petits de payer leur dette envers leur pays. Un garçon naît pour être un défenseur de sa patrie.” Les gamins, ainsi préparés ouvertement à l’abattoir, n’ont pourtant pas l’air malheureux. Quand elle ne leur hurle pas dessus, elle les câline, et dans une étreinte rendue, leur promet bonbons et récompenses. Ils tournent autour d’elle, comme des petites abeilles autour de la reine, en quête d’un sourire ou d’un signe d’attention. Troublant mélange de tendresse et de maltraitance.

Chaque année, les plus patriotes et assidus des Younarmeïtsi ont l’honneur de participer à la grande parade militaire annuelle du 9 mai sur la place Rouge, qui commémore la victoire sur l’Allemagne nazie en 1945. A cette occasion, ils revêtent l’uniforme officiel – pantalons et veste beiges, bérets de laine rouge. Mêlés aux autres divisions des forces armées russes, ils défilent, armes à la main, devant une large tribune de hauts responsables politiques, dont Poutine, entourés de vétérans de la Seconde Guerre mondiale. Des couleurs de leurs uniformes au conditionnement idéologique qu’ils subissent, ces gamins rappellent irrésistiblement les jeunesses hitlériennes. En mai 2022, une voix accompagnait leur passage : “Voici ces jeunes hommes et ces jeunes femmes mus par le don de soi et l’amour sincère de notre patrie.” Se doutent-ils seulement qu’ils ne sont, aux yeux de Poutine qu’ils saluent avec orgueil, que de la chair à canon pour ses futures guerres, le seul horizon que l’autocrate vieillissant imagine pour la Russie ?

"Victory Day" in Russia. Russian cadets in the parade of the Immortal Regiment. Pushkin Square, Moscow, May 9, 2019.
Des cadets russes dans le défilé du Regiment immortel, à Moscou, le 9 mai 2019. ©AFP/Laure Boyer / Hans Lucas