Belgique

“’Melchior, kern!’. Je me suis habillé en toute hâte, en tenue sport et j’ai sauté dans ma voiture »: les coulisses du décès inattendu du roi Baudouin

J’étais chez moi à Petit Rechain (Verviers). Nous devions partir en vacances le lendemain, 1er août. Au retour d’une manifestation locale, mon chauffeur m’avait déposé et était reparti avec ma voiture de fonction. Ma voiture personnelle, un coupé Mercedes, était prête. Les bagages étaient déjà dans le coffre. A mon arrivée, Jeanine, ma femme, m’annonce que le chef de cabinet du Roi, Jacques van Yperseele, souhaite que je lui téléphone d’urgence. Je l’appelle. Il m’annonce que le Roi a eu un accident cardiaque grave et que l’on craint le pire. Il m’explique qu’il ne parvient pas à joindre le Premier ministre Jean-Luc Dehaene. Moi, je savais où il était : à un match de football au Club de Bruges.

Il n’y avait pas de GSM à l’époque…

En effet, la grande Histoire est parfois faite de petites histoires : j’avais dans mon répertoire le numéro de téléphone de la buvette du Club de Bruges. C’est le genre de détails indispensables dont il fallait disposer pour travailler, en tant que vice-Premier, avec Jean-Luc. Jacques van Yperseele est parvenu à le joindre au Club de Bruges. Puis il m’a rappelé pour me confirmer le décès du Roi. Quelques minutes plus tard, Jean-Luc Dehaene m’a téléphoné à son tour et a lancé, avec le ton synthétique et direct qu’on lui connaît : “Melchior, kern !”. Je me suis habillé en toute hâte, en tenue sport et j’ai sauté dans ma voiture avec les bagages dans le coffre. Il n’y avait personne sur l’autoroute. Je n’ai jamais fait le trajet si rapidement, pied au plancher. Si jamais les gendarmes m’avaient arrêté, j’aurais sans doute dû dire : je me dépêche parce que le Roi est mort. Mon compte aurait été bon : on m’aurait envoyé dans un asile psychiatrique. À cette heure-là, personne n’était au courant.

Qui participait à la réunion convoquée par Jean-Luc Dehaene ?

Autour de Jean-Luc Dehaene, Premier ministre, il y avait Philippe Moureaux (PS), Willy Claes (SP), Léo Delcroix (qui n’était pas vice-Premier mais représentait le CVP) et moi-même. Le chef de cabinet du Roi nous avait également rejoints. L’atmosphère était un mélange d’immense tristesse, de surprise mais aussi de solennité. Nous devions organiser les jours qui allaient suivre dans la plus grande sérénité. Tout le monde avait encore en mémoire le problème survenu lors du vote de la loi sur l’interruption volontaire de grossesse qui nous avait amenés à déclarer le Roi en incapacité de régner pendant 36 heures. Nous avions surmonté l’obstacle mais il fallait éviter tout faux pas. Tant pour le pays que pour la monarchie. Entamée vers 22 heures 30, la réunion s’est prolongée jusqu’aux environs de cinq heures du matin.

Pourquoi a-t-elle été si longue ?

Deux grands points devaient être réglés. Le pays était toujours dans l’ignorance du drame. Nous devions préparer la communication au pays, organiser les funérailles. Et puis, il y avait cette question. « Le Roi est mort, vive le Roi« . Mais quel Roi ? Le prince Albert, successeur constitutionnel ou le prince Philippe que Baudouin avait préparé? Dans l’annonce à la population, il fallait évidemment annoncer le nom du successeur.

Y avait-il un doute ?

À l’époque, tout le monde, y compris le roi Baudouin, pensait que son successeur serait le prince Philippe, mais plusieurs années plus tard. Le Roi nous avait d’ailleurs chacun chargés d’une mission de préparation du prince Philippe à la fonction royale. J’étais chargé des matières judiciaires. Mais évidemment, le roi Baudouin ne s’attendait pas à mourir à 62 ans… et nous non plus. Dans un récent discours, il avait d’ailleurs déclaré qu’il était prêt à servir son pays « pendant de nombreuses années encore« . Cela renforçait l’idée qu’il préparait son neveu à régner après lui. Le roi Baudouin avait eu des problèmes de santé, une grave opération cardiaque. Mais je l’ai revu après cette opération et il était très bien. Personne, évidemment, ne s’attendait à une mort aussi prématurée. Rendez-vous compte : Baudouin est mort à l’âge qu’a le roi Philippe aujourd’hui.

Comment a évolué le débat entre les vice-Premiers ministres ?

Nos analyses se rejoignaient : juridiquement, c’était Albert le successeur. Mais Philippe avait été préparé. Après de longs moments de gêne, de silence, l’idée a été exprimée d’avoir une période de transition avant l’accession au trône du prince Philippe. Cela convenait à tout le monde. Mais la décision revenait évidemment au prince Albert, premier dans l’ordre de succession. Nous, nous n’avions aucun pouvoir. Jean-Luc Dehaene a quitté la pièce et est allé téléphoner au prince Albert qui était en vacances à Grasse, dans le sud de la France, à qui nous avions envoyé l’avion du gouvernement, pour qu’il puisse se rendre à Motril au chevet de son frère et soutenir la reine Fabiola. L’entretien n’a pas duré cinq minutes. Jean-Luc Dehaene lui a exprimé nos condoléances et fait part de toute l’humanité qui était la nôtre. Et il a reçu la réponse brève, directe du prince Albert . En substance: « comme la Constitution le prévoit, je succéderai à mon frère« . A ce moment, le Premier ministre pouvait préparer l’annonce à la population et indiquer le nom du successeur.

Mais Albert aurait pu ne jamais être Roi, si Baudouin avait vécu plus longtemps…

En effet. Si le roi Baudouin avait vécu aussi longtemps que son frère Albert, il aurait bien pu préparer une abdication en faveur de Philippe, avec l’accord du prince Albert. C’eût été un autre scénario. Rappelons-nous que le roi Albert II a abdiqué à l’approche de ses 80 ans. (1)

Restait donc à organiser des funérailles …

Là, je dois rendre hommage au ministre de l’Intérieur de l’époque, Louis Tobback (SP) et aux services de son administration. Tout a été organisé de main de maître. Des personnes ont travaillé une semaine sans relâche afin que la cérémonie soit organisée de manière digne, professionnelle, dans l’ordre et la discipline. Rappelez-vous le nombre de chefs d’État et de têtes couronnées qui étaient présentes : même la reine d’Angleterre était là alors qu’elle n’assiste jamais à aucun enterrement. Et les Belges ont répondu de manière extraordinaire, des centaines de milliers de personnes, faisant la queue pendant de longues heures, sont venues s’incliner. Ce fut un moment unique de communion nationale. Il n’y avait plus de socialistes, de sociaux-chrétiens, de libéraux, de nationalistes : nous voulions tous et toutes être à la hauteur. Ce sont des moments inoubliables dans la vie d’un pays.

Pratiquement, sur quelles bases avez-vous réglé les détails ?

Nous avons ressorti, au milieu de la nuit, le Moniteur de 1934, année du décès accidentel du roi Albert Ier, autre Roi décédé en fonction. Il fallait publier un certain nombre d’actes et nous nous sommes inspirés de ce qui a été fait alors. Tout cela s’est fait pendant la nuit ! J’ai réservé une équipe spéciale pour publier un dimanche une édition spéciale du Moniteur. Nous nous sommes séparés à l’aube après avoir pris toutes les dispositions pour la semaine qui allait suivre.

Il fallait ensuite aller chercher la dépouille du Roi…

Je suis allé dormir deux ou trois heures à mon cabinet. J’ai fait venir un costume… Et ensuite, Jean-Luc Dehaene et moi avons pris l’avion du gouvernement pour nous rendre à Motril. Lui en tant que Premier ministre, moi en tant que ministre de la Justice, notaire des affaires publiques du Roi. Je devais constater le décès du Roi. Et dailleurs, après les funérailles, le samedi soir suivant, j’ai dû aussi constaté officiellement, avec le Premier président et le procureur général près la Cour de cassation, le dépôt du cercueil au tombeau dans la crypte de Laeken. A Motril, nous avons été accueillis par la reine Fabiola qui a été extraordinaire : une force se dégageait d’elle. Elle était incroyablement digne et sereine. Elle nous a proposé de nous recueillir et a organisé elle-même des moments de prières, en évoquant le souvenir de Baudouin. Nous avons reçu les autorités espagnoles, le roi et la reine d’Espagne, la famille. Nous avons passé quelques heures. Jean-Luc Dehaene a repris très vite l’avion vers Bruxelles pour prononcer son adresse à la Nation.

Comment s’est déroulé le retour de l’avion avec la reine et feu le Roi ?

Un avion de ligne a été affrété. Un compartiment à l’avant a été réservé pour le cercueil. Nous avons pu bénéficier de tous les services remarquables du royaume d’Espagne pour faciliter le rapatriement. Tout le monde a embarqué dans l’avion : la famille, le personnel. J’ai pu m’entretenir avec la reine Fabiola et le futur roi Albert II. Elle rappelait superbement la mémoire de Baudouin. Ce fut très émouvant. A Melsbroek, où nous sommes arrivés tard le soir, tout le gouvernement ainsi que la grande-duchesse Joséphine Charlotte, sœur du roi, attendaient l’avion. Depuis le coup de téléphone du chef de cabinet du Roi jusqu’à l’arrivée à Melsbroek, peu avant minuit le 1er août, 24 heures à peine s’étaient écoulées.

Que retenez-vous des multiples entretiens que vous avez eus avec le roi Baudouin ?

J’ai toujours eu une grande admiration pour le roi Baudouin. J’ai eu avec lui des contacts exceptionnels. Il avait une connaissance parfaite des dossiers. Nous avions toujours des entretiens très positifs. Mes premiers contacts datent des années où j’étais secrétaire d’État à la Région wallonne. Nous avions un problème commun : le dos ! Il m’a d’ailleurs fait cadeau d’un siège spécial. J’ai un souvenir particulièrement intense du travail que j’ai réalisé en commun avec lui quand j’ai été nommé formateur du gouvernement, fin 91, début 1992. J’avais rédigé mon “Contrat pour une nouvelle citoyenneté” Il était très enthousiaste. Nous avons vraiment travaillé le texte ensemble. Il était, à cette époque, très handicapé par ses problèmes de dos et nous avons souvent travaillé dans sa chambre à coucher ! Je ne révèle rien du colloque singulier mais même dans son lit, il tenait à suivre de près la formation du gouvernement. Pendant toute ma carrière politique, j’ai toujours eu admiration, dévouement, fidélité au Roi. Dans la vie politique, il m’a beaucoup marqué.

Vous avait-il parlé de son refus de contresigner la loi sur l’avortement ?

Non, même si j’avais quelques craintes. Ce fut un moment difficile. Je me souviens de notre longue promenade dans le parc de Laeken. Je lui avais fait part de ma position : en tant que député, membre du PSC, j’ai voté contre la loi. Mais en tant que ministre de la Justice, je la signerais. Comme d’autres, je lui ai suggéré de signer la loi et de dire, urbi et orbi, qu’il était contre cette disposition. Il a refusé. Quand il avait une idée en tête, il se montrait tenace. Il était très ferme dans ses convictions. De 1980 à 1993, j’ai eu avec lui des relations humaines et officielles extraordinaires.

(1) Dans le podcast « Parlons d’histoire » consacré au roi Baudouin (à écouter ci-dessous), Vincent Dujardin (professeur d’histoire contemporaine l’UCLouvain, spécialiste de la monarchie) précise que dans un entretien entre le prince Albert et la reine Fabiola, celle-ci lui a confirmé que le souhait du roi Baudouin était bien que son frère lui succède. Hypothèse qui avait déjà été envisagée lorsque le roi Baudouin fut opéré à cœur ouvert à Paris en 1992. C’est ainsi que le prince Albert a tout de suite accepté.