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Marseille : Comment la ville a pris deux ans de retard pour s’emparer du dossier amiante à La Criée

« Ici, on nous a oubliés pendant deux ans. » Agent de maintenance au théâtre national de La Criée, délégué syndical CGT et atteint d’un cancer du poumon dû à l’amiante, Tony Moulon adresse ces propos lors d’une réunion avec la ville de Marseille, un peu plus d’un an avant sa mort en novembre 2010, à l’âge de 52 ans. Ils résument la teneur des débats ce mardi devant le tribunal correctionnel de Marseille, où se tient le procès dans l’affaire de l’amiante au sein du théâtre mise au jour en 2008. Et qui révèle « une opposition frontale », comme le qualifie le président du tribunal Pascal Gand, entre la ville de Marseille, propriétaire des lieux, et les équipes de ce théâtre construit dans l’ancienne halle aux poissons sur le Vieux-Port, ouvert au public en 1981. Deux de ses salariés sont morts d’un cancer du poumon et un troisième a développé une maladie professionnelle liée, selon l’expertise médicale, à son exposition aux poussières d’amiante.

A la barre, costume noir et cheveux poivre et sel, Robert Martin est le seul prévenu. Il comparaît notamment pour homicide involontaire pour manquement délibéré à une obligation de sécurité et de prudence. A l’époque des faits, il n’est pas encore parti à la retraite et gère le patrimoine immobilier sud de la ville de Marseille. Soit la maintenance et la sécurité de quelques 500 bâtiments, écoles, crèches et autres espaces de la ville ouverts au public. Pour venir à bien cette mission, il dirige une équipe d’une cinquantaine de personnes. « Cette période de 2003-2006 que l’on me reproche est complètement indépendante de ma volonté et la ville de Marseille en porte la responsabilité », se défend-il, en pointant le budget annuel de 90.000 euros alloué par la ville pour établir les diagnostics amiante, comme la réglementation le lui impose. Un budget qui permet de diagnostiquer seulement trente bâtiments dans l’année. « La priorité pour la recherche d’amiante a été donnée aux crèches et aux écoles », explique l’ingénieur.

Tout bascule à la fin 2008

A la Criée, un diagnostic a toutefois bien été réalisé en novembre 2006, qui s’est révélé positif. Mais sans que rien ne se passe en deux ans. Robert Martin assure l’avoir transmis à sa hiérarchie ainsi qu’au théâtre, par simple courrier, sans pouvoir en apporter la preuve. Le théâtre affirme ne l’avoir jamais reçu. Tout bascule lors d’une réunion de chantier, qui a lieu fin 2008 pour des travaux de rénovation électrique. La direction et les salariés du théâtre de la Criée découvrent alors l’envers du décor. Tout comme l’entreprise qui intervient sans précaution particulière. A cette date-là, la ville adresse cette fois au théâtre une « fiche récapitulative » du diagnostic amiante de 2006. Alors directeur de la Criée, Jean-Louis Benoît s’empare du sujet. Un diagnostic complémentaire amiante est commandé. Les travaux de désamiantage commencent à l’été 2009, notamment dans la grande salle, qui vont perturber plusieurs saisons.

« On a une réaction immédiate et forte du théâtre à la suite de ces échanges sur la connaissance de l’amiante, pourquoi, si vous aviez transmis ces éléments en 2006, il n’y aurait pas eu une telle réaction ? », interroge le président du tribunal. Robert Martin, comme souvent lors des échanges, répond par une autre question, reformulée plus tard par son avocat Me Olivier Grimaldi : « Comment, pendant deux années, après avoir vu le passage d’un diagnostiqueur, le théâtre ne s’est-il pas intéressé aux résultats ? » Il aurait voulu poser la question à l’ancien directeur technique du théâtre, qui lors de l’enquête a admis « tout ignoré de la réglementation liée au repérage amiante lors de sa prise de fonction le 1er septembre 2006 ». Mais celui-ci, présent en qualité de témoin, n’est pas revenu pour des raisons de santé après la suspension d’audience.

« J’ai peur tous les deux ans »

« Je compatis à la douleur des familles, mais dans cette affaire, avec les moyens dont je disposais, j’ai fait tout ce qui était en mesure de faire dans les délais impartis », a déclaré Robert Martin, qui fait aussi remarquer, à regret, que « la ville de Marseille est totalement absente du dossier, et le théâtre aussi ». Deux ans d’inaction, c’est aussi la durée qui rythme désormais la vie de Didier Bourgeat, ancien chef machiniste de la Criée dont la plainte est, avec celle de Tony Moulon, à l’origine de l’enquête. En 2009, il passe un scanner de recherche d’amiante qui se révèle positif sur les plaques pleurales bilatérales. « J’ai ça sur les plèvres, tant que cela fonctionne c’est bien, témoigne-t-il. J’ai peur tous les deux ans quand j’arrive faire des contrôles. L’évolution, je ne sais pas comment elle va se faire. »

L’audience doit reprendre mercredi avec les plaidoiries des parties civiles, puis les réquisitions. Reste que « le théâtre de la Criée n’est pas un cas isolé », a remarqué au cours des débats le président du tribunal. De fait, a-t-il poursuivi, « aucun des diagnostics techniques amiante positifs des théâtres de Marseille, générés d’octobre à novembre 2006, n’a été transmis avant 2008. » Parmi ces lieux accueillant du public, on compte le Gymnase et l’Opéra de Marseille.