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Alpinisme : L’ascension du Mont-Blanc peut-elle rester « un espace de liberté », même pour des amateurs sans guide ?

Le toit de l’Europe est-il vraiment à la portée de monsieur tout le monde ? Voici une musique contre laquelle les guides de haute montagne haut-savoyards bataillent depuis de nombreuses années. L’actualité s’est révélée dramatique, les dernières semaines dans le massif du Mont-Blanc, entre les six personnes décédées (dont deux guides) après une avalanche sur le glacier d’Armancette le 9 avril, un couple d’Allemands non encadré mortellement touché par une chute de sérac près du refuge des Grands Mulets dix jours plus tard, puis un autre alpiniste mort à ski jeudi après avoir dévissé sur plus de 500 m dans le couloir Couturier, en redescendant de l’Aiguille Verte. Il y a deux semaines, deux autres aventuriers avaient été sauvés par le Peloton de la gendarmerie de haute montagne (PGHM), après avoir subi une chute de 200 m dans le brouillard, au niveau de l’arête des Cosmiques.

« Nous souhaitons atteindre le toit de l’Europe hors saison, sans guide, sans refuge et sans prendre les remontées mécaniques », avait annoncé l’un des deux miraculés sur les réseaux sociaux. « Il s’agissait de profils amateurs rêvant de montagne, mais avec une méconnaissance des difficultés autour du Mont-Blanc, confie à ce propos Bertrand Host, commandant du PGHM de Chamonix. La course n’était pas adaptée à leur niveau technique. » De tels épisodes, entre insouciance et inconscience, se multiplient-ils, avec la démocratisation de l’ascension du Mont-Blanc ?

« Moins de choses délirantes qu’il y a vingt ans »

« Non, je ne vois pas de relation entre le nombre d’accidents en haute montagne et la présence de grimpeurs amateurs se lançant sans guide, estime Olivier Greber, président de la Compagnie des guides de Chamonix. Il y a depuis toujours eu une petite proportion d’alpinistes qui se surestiment et se sous-équipent. » Le PGHM de Chamonix, qui a recensé 2.000 interventions en 2022, dont la moitié dans le massif du Mont-Blanc, considère également que ces amateurs non encadrés et prenant des risques conséquents sont « rares », y compris parmi les 20.000 ascensions du Mont-Blanc ayant lieu chaque année par la voie normale.

Photo d'illustration d'un groupe d'alpinistes encordés dans le massif du Mont-Blanc.
Photo d’illustration d’un groupe d’alpinistes encordés dans le massif du Mont-Blanc. – Jocelyn Chavy / FFCAM

« Les amateurs pas assez préparés/équipés restent des profils à la marge, assure ainsi le lieutenant-colonel Bertrand Host. Le but, quand ça arrive, c’est de les faire réfléchir aux raisons de leur échec, qui aurait pu être fatal. La famille leur met souvent une deuxième couche après nous. » Président du Syndicat national des guides de montagne (SNGM), Dorian Labaeye a lui aussi la sensation que l’alpinisme va dans le bon sens, loin de certaines idées reçues.

On voit bien moins de choses délirantes qu’il y a vingt ans. Je ne rencontre plus de groupes de huit personnes mal encordés, avec des sacs à dos énormes et des baskets au pied entourés de sacs plastiques comme on pouvait en voir à l’époque. Contrairement à ce qu’on peut imaginer, la population en haute montagne est mieux équipée et préparée. Il y a un travail de sensibilisation et de pédagogie du milieu de la montagne qui porte ses fruits. »

« Pas une course d’alpinisme très technique »

Dans ce sens, les compagnies de guides proposent désormais des stages d’acclimatation d’une semaine et non plus des montées sèches jusqu’au Mont-Blanc. De même, un arrêté de protection du Mont-Blanc destiné à encadrer la fréquentation du sommet des Alpes et à enrayer les incivilités et les initiatives farfelues a été signé il y a trois ans par le préfet de Haute-Savoie. Alpiniste professionnel et guide de haute montagne résidant à Talloires, Charles Dubouloz remarque : « Le Mont-Blanc, ça reste très particulier et peu représentatif de l’alpinisme. C’est une ascension surtout visée par des amateurs qui veulent cocher une case dans leur vie, et on voit qu’on la rend accessible au plus grand nombre ». La voie « normale » est ainsi bien connue de tous, de la gare ferroviaire du Nid d’Aigle (2.372 m) jusqu’au sommet du Mont-Blanc (4.810 m).

« Ce n’est pas une course d’alpinisme très technique donc plein de gens sportifs sont capables de parvenir en haut, note Nils Martin, directeur adjoint de la Fédération française des clubs alpins et de montagne (FFCAM). Il y a dix ans, on accédait généralement au Mont-Blanc en deux jours. Aujourd’hui, le même itinéraire se fait majoritairement en trois jours afin de passer le matin dans le couloir du Goûter, qui est de plus en plus soumis aux chutes de pierres avec le réchauffement climatique. » Depuis 2019, la FFCAM révèle des chiffres de fréquentation stables dans les incontournables refuges de Tête rousse (3.167 m) et du Goûter (3.835 m) dont elle s’occupe, avec environ 40 % d’alpinistes amateurs n’appartenant pas à un groupe encadré.

Christophe Profit, ici en juin 2016 lors d'une ascension sur la face sud de l'Aiguille du Midi.
Christophe Profit, ici en juin 2016 lors d’une ascension sur la face sud de l’Aiguille du Midi. – JEAN-PIERRE CLATOT / AFP

La délicate affaire Christophe Profit

Ceux-ci sont parfois « avertis par les gardiens en cas de demandes d’informations à côté de la plaque ». Mais en aucun cas ils doivent justifier d’un certain niveau ou d’une expérience pour pouvoir défier la montagne. « L’alpinisme doit rester un espace de liberté, insiste Nils Martin. Chaque personne décide en son âme et conscience si elle peut aller ou pas sur un itinéraire. Ça fait partie de la culture de l’alpinisme de défendre ça et la responsabilité de l’hébergeur s’arrête après la porte du refuge. »

Une autre actualité forte accompagne le printemps haut-savoyard, avec le procès du guide de haute montagne Christophe Profit. Jugé le 20 avril pour « le vol » en juin 2022 de deux pieux d’amarrage sur la voie normale d’accès du Mont-Blanc, cette figure emblématique des Alpes découvrira le verdict le 5 juin, alors que le ministère public a requis 4.000 euros d’amende. « J’ai enlevé ces pieux pour que des amateurs ne prennent pas de risques inutiles », a répété l’alpiniste de 62 ans, conscient que son « acte militant » a suscité un débat passionné sur la question de l’équipement en haute altitude.

« Un emballement médiatique »

« C’est un sujet délicat impliquant quelqu’un qui connaît extrêmement bien la haute montagne, explique ainsi le maire de Chamonix Eric Fournier. Il a agi avec la volonté de défendre la sécurité des pratiquants. » Pour Dorian Labaeye, « il y a toujours eu une régulation entre pratiquants, mais celle-ci ne se retrouvait jusque-là jamais dans le débat public ». « Ça ne serait pas sur le Mont-Blanc, personne n’en aurait parlé, poursuit le président de la SNGM. Mais là il y a eu un emballement médiatique… »

Un épisode qui sera mentionné lors de la prochaine rencontre internationale de la montagne et de l’alpinisme, programmée les 30 et 31 mai à Chamonix. De nombreux acteurs de la montagne français, italiens et suisses, qui ont contribué à inscrire en décembre 2019 l’alpinisme au patrimoine immatériel de l’Unesco, seront réunis pour échanger en faveur d’une « régulation concertée ». Un point essentiel auquel tient également Eric Fournier : « On ne peut pas rendre normée la pratique de l’alpinisme. On est en milieu naturel et c’est à la fois toute la difficulté et la beauté de la haute montagne. C’est au milieu montagnard de déterminer les équipements nécessaires et non aux autorités publiques ». Après un été 2022 tronqué par la longue suspension de l’ascension du Mont-Blanc par les compagnies de guides sur la voie royale, en raison de la canicule, les alpinistes comptent bien retrouver durablement sommets et liberté.