Tunisie

Tunisie: la descente aux enfers de la confrérie islamiste Ennahda – Actualités Tunisie Focus

La première formation politique tunisienne, celle qui a structuré et dirigé les dix années de «transition démocratique» après la « révolution de 2011 », est au plus mal. Qui sème le vent récolte la tempête…

Ennahda et l’islam politique ont-ils encore un avenir en Tunisie? La question mérite d’être posée, tant le parti islamiste s’est affaibli sous le régime de Kaïs Saïed , qui a opéré un coup de force en juillet 2021 en gelant le Parlement présidé par Rached Ghannouchi, leader historique de la formation à la colombe.

En cette fin 2023, annus horribilis pour Ennahda, une vingtaine de cadres du parti sont en prison. Anciens députés, ministres et même premiers ministres sont accusés dans des affaires, plus ou moins étayées, allant de la corruption au complot contre l’État.

Les permanences d’Ennahda ont été fermées par décret du ministère de l’Intérieur en avril, après l’arrestation de Rached Ghannouchi.

La centaine d’employés n’est plus payée depuis. Les réunions de travail se font en distanciel pour des questions pratiques – un certain nombre de cadres sont repartis en exil, comme sous Ben Ali (1987-2011) – et par sécurité. «On remercie le Covid et les nouvelles technologies. C’est plus facile de communiquer que sous l’Ancien Régime!», rigole une militante.

Ce retour de flemme touche toutes les formations politiques ayant pactisé avec les frères musulmans.

Ennahda – parti le plus structuré et présent dans tous les gouvernements d’après-révolution – en est la principale victime. Et si cette pression a pu s’exercer si facilement, c’est parce que la popularité d’Ennahda a terriblement chuté. Entre l’élection de l’assemblée constituante en 2011 et les élections législatives de 2019, Ennahda a perdu 1 million de voix.

«Les valeurs de l’islam»

Pour le philosophe et islamologue, Youssef Seddik, la Tunisie a définitivement tourné la page de l’expérience de l’islam politique: «On ne peut pas faire de politique avec les fanatiques religieux. Bourguiba (président tunisien de l’indépendance en 1957 à 1987, NDLR) a fait des réformes très tôt dans ce sens, notamment sur l’égalité hommes-femmes. Ses réformes ont aidé à relativiser l’absolutisme du religieux.» Radwan Masmoudi, membre du parti et fondateur du Centre pour l’étude de l’islam et de la démocratie, n’est toutefois pas d’accord.

Selon lui, Ennahda doit certes se renouveler, mais la Tunisie aura toujours un espace pour l’islam politique: «Nous ne pouvons pas bâtir une démocratie en Tunisie sans les valeurs de l’islam, car nous avons besoin d’éthique.

Il n’y a que le modèle français pour penser que la religion est une affaire personnelle », affirme le chercheur, qui vit aux États-Unis. Les cadres d’Ennahda aiment se comparer aux conservateurs allemands de la CDU (Union chrétienne-démocrate).

Radwan Masmoudi précise: «Parmi ceux qui croient à l’islam politique, il y a différentes tendances. Il y a les ultra-conservateurs qui veulent appliquer la charia, et il y a l’école moderne, à laquelle Ennahda appartient, et qui estime qu’il faut laisser la charia de côté ou la moderniser.» En 2016, le 10e congrès de cette formation a décidé de séparer prêche et politique et a accueilli de nouveaux membres pour marquer cette volonté d’ouverture.

Mais Youssef Seddik en est certain, «les Tunisiens ont compris que le qualificatif islamiste, au sens pieux, ne change rien sur la façon de gouverner et sur l’honnêteté de ces personnes. La crédibilité d’Ennahdha est définitivement éclaboussée, mortellement touchée.

La population a été affectée par la politique des ruses. Ennahda a investi tous ses efforts dans la tactique: comment nommer un tel à tel poste, placer leurs gens dans la police…»

Les dirigeants nahdaouis reconnaissent des erreurs. Né dans la clandestinité dans les années 1980, le parti prend rapidement une place importante dans la lutte contre la dictature. Ses sympathisants, accusés de fomenter des attentats, ont été arrêtés, torturés ou poussés à l’exil, comme Rached Ghannouchi. Des années de lutte qui font d’Ennahda «un parti de terrain, de familles», selon Belgacem Hassen, membre du bureau exécutif. La vie du parti va être bouleversée par la révolution tunisienne de 2011, qui permet le retour au pays de Rached Ghannouchi, la légalisation de sa formation, et son arrivée au pouvoir.

Décisions arbitraires

Les années 2012 et 2013, où Ennahda dirige le gouvernement, sont marquées par les assassinats politiques et le terrorisme. Ennahda est d’ailleurs accusé d’avoir favorisé l’envoi de jeunes pour faire le djihad en Syrie et le développement du groupe Ansar al-Charia, qui a pu prêcher publiquement et planter le drapeau noir dans des lieux publics avant d’être classé terroriste en 2013.

Les années suivantes, c’est l’économie et la corruption qui gangrènent le pays. Les détracteurs les plus virulents d’Ennahdha parlent aujourd’hui d’une «décennie noire» (de la révolution de 2011 au coup de force de Kaïs Saïed, en 2021).

Belgacem Hassen rappelle cependant que son parti n’était pas seul au pouvoir: «De 2014 à 2019, Nidaa Tounes (parti de l’ancien président Béji Caïd Essebsi, NDLR) avait la présidence de la République, du gouvernement et du Parlement.

Et en 2019, Kaïs Saïed a été élu président.» Ennahda a pourtant choisi de faire une alliance avec Nidaa Tounes, coalition hétéroclite allant de la gauche modérée à la droite. «Cette entente avec Nidaa Tounes, comprenant des membres de l’Ancien Régime, n’avait ni programme, ni direction collégiale. Tout cela a été géré sans transparence avec la mentalité de l’Ancien Régime», s’agace Abdellatif Mekki, ancien ministre qui a fini par quitter le parti. «La politique du consensus s’est transformée en une politique d’arrangements sous la table», explique un observateur.

Bon débarras, aux enfers …

Nidaa a explosé, laissant sa place de premier parti parlementaire à Ennahda dès 2016. «Les Tunisiens n’ont pas été satisfaits de l’exercice du pouvoir auquel Ennahda a participé, reconnaît son dirigeant, Ridha Driss. Nous nous devons d’assumer en partie ce bilan.

Pour moi, il est positif en termes de démocratie transitoire, chose rare dans le monde arabe. Mais il est vrai qu’il est très maigre économiquement parlant. »Radwan Masmoudi évoque «l’État profond» et les pays étrangers «ennemis de la démocratie» pour justifier l’échec de l’expérience islamiste et de la démocratisation.

Ironiquement, Kaïs Saïed utilise aujourd’hui ces mêmes expressions pour désigner ses adversaires. Lorsqu’il met hors jeu le Parlement, le 25 juillet 2021, tout le monde s’en félicite. Rached Ghannouchi est bien seul, lorsqu’il est stoppé par des militaires alors qu’il tente de pénétrer au Bardo, siège du Parlement qu’il préside depuis 2019. «Il n’y avait qu’Ennahda et Rached Ghannouchi pour s’opposer. Aujourd’hui, tout le monde dit que c’est une dérive grave», rappelle Ridha Driss, qui semble espérer que cette position démocratique ferme jouera un jour en faveur du parti.

Au fil des mois et des décisions arbitraires, la société civile et d’autres partis politiques rejoignent l’opposition, mais Ennahda reste un repoussoir, empêchant une large union avec les partis de gauche. Un proscrit …

Divisions internes

Les islamistes doivent également faire face à des divisions internes. En 2021, quelques mois après le coup de force de Kaïs Saïed, une centaine de cadres quittent le parti. Abdellatif Mekki est à la tête de ce mouvement.

Il dénonce, en plus des erreurs socio-économiques au niveau national, l’échec de la démocratisation des institutions du parti: «Au 10e congrès de 2016, nous avions voté pour faire élire le bureau exécutif d’Ennahda. L’objectif était de représenter toutes les tendances. Rached Ghannouchi est passé outre et continue de nommer ce bureau.» L’ancien ministre de la Santé est accusé par les membres actuels d’être un ambitieux: il aurait visé la place du «cheikh»Rached Ghannouchi, dont le mandat – non renouvelable – aurait dû se terminer en… 2020.

Le 11e congrès, qui devrait permettre l’élection d’un nouveau président, est un véritable serpent de mer. Maintes fois reporté, à cause de la pandémie, en raison de dissensions et de la situation nationale, il réveille les disputes dès qu’il en est question.

Mondher Ounissi, qui avait pris la présidence par intérim à l’arrestation de Rached Ghannouchi, l’avait annoncé pour ce mois d’octobre. Un dirigeant du parti évoque – sous couvert d’anonymat tant le sujet est sensible – «une course pour la présidence par un ambitieux sans programme». Cette course a été stoppée nette: le 5 septembre, Mondher Ounissi est arrêté, après la divulgation d’une conversation téléphonique – dont il nie la véracité – dans laquelle il accuserait les proches de Rached Ghannouchi de ne servir que ses intérêts financiers.

La journaliste à l’origine de l’enregistrement a, par la suite, affirmé que Mondher Ounissi voulait écarter les anciens dirigeants pour collaborer avec les autorités en place. «Ounissi voulait le siège. Il a certainement tenté de se rapprocher de quelques composantes du pouvoir pour s’installer à la tête d’Ennahda durablement et gagner des privilèges», estime un cadre du parti.

Après l’arrestation de Mondher Ounissi, il est décidé de nommer un secrétaire général pour limiter les tentations. Ajmi Lourimi est l’heureux élu.

Pour lui, l’ère Ghannouchi touche à sa fin, mais la précipitation est inutile: «Un jour, il laissera sa place. Le règlement, son âge et les exigences de développement du parti le nécessitent. Mais ce ne sera pas un parricide.»

Quelques jours après la rencontre, l’homme, qui a passé dix-sept années derrière les barreaux sous l’Ancien Régime, envoie un message pour préciser: «Nous ne sommes pas pressés de remplacer Rached Ghannouchi. Il est le président élu et son emprisonnement ne réduit pas sa légitimité. Au contraire, il la renforce.»

Par Maryline Dumas, Le Figaro, 12 décembre 2023