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Arnaques et traces de boue… Le marché des maillots portés par les joueurs, cet univers impitoyable

Dans Le bouclier arverne, excellent opus des aventures d’Astérix, ledit bouclier déposé par Vercingétorix aux pieds de Jules César après la bataille d’Alésia passe ensuite de main en main, au point qu’on finit par en perdre la trace (on vous divulgâche l’épilogue à la fin de l’article). Pour le commerce des maillots de football, c’est un peu la même chose.

« Des gens vendent à prix d’or des maillots sur eBay ou d’autres sites, en disant qu’ils ont été portés en match, mais il faut savoir d’où ça vient, observe Ildefons Lima, ancien capitaine de l’équipe d’Andorre, à la tête d’une collection de 1.000 tuniques. C’est compliqué d’être certain de l’authenticité d’une pièce quand la personne t’explique que c’est un ami d’un ami qui la lui a donnée, ou alors l’intendant du club. »

La différence subtile entre maillots portés et préparés

Pour Lima, aucun souci de traçabilité. La quasi-totalité de ses reliques ont été récupérées après un match lors de sa très, très longue carrière, qui lui a valu d’entrer au Guinness Book. Entre 1997 et 2022, l’actuel défenseur de la réserve du FC Andorra a compilé 134 sélections, et récupéré presque autant de maillots, dont ceux de vedettes comme Cristiano Ronaldo, Andriy Shevchenko ou Gareth Bale. « La plupart ont été portés, les autres ont été préparés », explique le défenseur de 43 ans.

Eclairons tout de suite ce point, importantissime, qui concerne les équipes nationales et les grands clubs, dont la majorité de ceux de Ligue 1. « A la base, il y a trois maillots par joueur et par match, détaille Jean-Marc Leynet, à la tête d’un cabinet d’expertise indépendant qui fait autorité dans le milieu. Un pour la première mi-temps, un autre pour la deuxième et un de secours, que l’on appelle un maillot préparé. Déjà, il s’agit de vérifier que l’on est en présence d’un maillot authentique, c’est-à-dire la vraie version professionnelle et non pas une version boutique. Et ensuite, de voir si ce maillot a pu être éventuellement porté par un joueur. »

Le très cher maillot de l'Argentine porté par Diego Maradona lors du quart de finale de la Coupe du monde 1986 contre l'Angleterre a été vendu 9,3 millions de dollars le 4 mai 2022 à Londres. Oui, celui de la « main de Dieu » et du « but du siècle ».
Le très cher maillot de l’Argentine porté par Diego Maradona lors du quart de finale de la Coupe du monde 1986 contre l’Angleterre a été vendu 9,3 millions de dollars le 4 mai 2022 à Londres. Oui, celui de la « main de Dieu » et du « but du siècle ». – Matt Dunham / AP / Sipa

Car c’est là que le bât blesse, bien souvent. « C’est un marché énorme, international, avec son lot de gens peu scrupuleux et d’arnaques, reprend le spécialiste, qui travaille avec des collectionneurs mais aussi des maisons de vente. Beaucoup de ces maillots sont accompagnés de certificats bidon. Certains font comme s’ils vendaient un Picasso sans certification. »

Sans atteindre les 179 millions de dollars déboursés par un richissime amateur du peintre espagnol en 2015 pour récupérer Les Femmes d’Alger (version O), les maillots les plus mythiques coûtent cher. Très cher. Très, très cher. En mai 2022, celui que portait Diego Maradona lors de l’inoubliable quart de finale du Mondial 1986 Argentine – Angleterre s’est vendu près de 9,3 millions de dollars à Londres, chez la maison d’enchères Sotheby’s. Un record pour un objet sportif, seulement dépassé en septembre dernier par une liquette des Chicago Bulls dans laquelle Michael Jordan a sué pendant le match 1 de la finale 1998 (10,1 millions de dollars), toujours chez Sotheby’s.

Gare aux maillots du PSG vendus sur des sites US

Forcément, la perspective de gros profits s’accompagne souvent de filouteries en tout genre… « Aux Etats-Unis, c’est la catastrophe. Des gens ont acheté des maillots du PSG à quelques milliers ou quelques dizaines de milliers d’euros alors qu’ils étaient munis de faux certificats de la fondation du club, relève Jean-Marc Leynet. En France, ça aurait été réglé en cinq minutes. Mais là-bas, le marché pèse des milliards et les professionnels ferment les yeux. »

Descriptif douteux, signatures bidon… Plus de la moitié de ce que les Américains appellent des « Sports memorabilia » (souvenirs sportifs) seraient faux. « Ce ne sont pas les collectionneurs qui sont concernés, chez eux le degré d’expertise augmente depuis des années, assure le sexagénaire installé dans l’Essonne, qui gère aussi l’immense collection amassée par « Loulou » Nicollin, l’ancien président de Montpellier décédé en 2017. C’est la personne lambda qui se dit : « Tiens, un maillot de Mbappé ! Je vais me faire plaisir ! » Et cette personne paie 2.000 euros pour un truc qui en vaut 200. »

Bien sûr, on ne parle pas d’une grossière contrefaçon proposée au marché de Vintimille mais plutôt d’une entourloupe à partir d’un descriptif incomplet voire mensonger, qui fait passer un simple modèle « replica » pour une tunique portée en match. « La traçabilité est très complexe, surtout sur les vieux maillots où il n’y avait pas de numéros de série comme aujourd’hui, explique Clément Gouban, du site The Football Market, spécialisé dans les maillots vintage. Cela ne se joue pas à grand-chose : des détails sur les coutures, les manches, la couleur réelle du flocage, l’épaisseur de la broderie… »

« C’est un vrai business pour les proches, ajoute-t-il. On est régulièrement contactés, par exemple par la famille de cet ancien international français qui voulait se séparer d’une quinzaine de maillots que le joueur avait échangés au cours de sa carrière. Ça peut vraiment chiffrer. Un maillot porté peut être vendu entre 300 et 500 euros pour un joueur lambda de Ligue 1. »

Les clubs en sont parfaitement conscients, et demandent de plus en plus à leurs joueurs d’éviter de jeter leurs vêtements de travail en tribune à la fin d’une rencontre. Car un système économique s’est développé depuis quelques années, avec les Néerlandais de MatchWornShirt en acteurs majeurs. Créée en 2017 par deux frères fans de l’Ajax Amsterdam, cette société travaille avec 300 clubs, dont une quinzaine en L1 et presque autant en L2.

Fini (ou presque) les lancers de maillots

« On lance des ventes aux enchères dès le coup d’envoi, pendant une semaine, explique Thuur Tonnaert, son responsable pour la France et la Belgique. Ainsi, quand l’attaquant d’un club marque, les gens peuvent convertir leur enthousiasme et placer une enchère sur le maillot. Ceux-ci sont directement récupérés dans les vestiaires après le match. Le plus souvent, on les fait signer, puis on les reçoit par coursier. Nous avons une équipe qui les vérifie en fonction des images du match. On a aussi une base de collectionneurs qui voient tout. »

Des traces de glaise lors d’une partie disputée sous la pluie peuvent presque compter comme un certificat d’authenticité, même si de petits malins sont capables de salir une tunique pour faire grimper la note.

Plus c’est sale, plus c’est cher ?

« Généralement, on demande aux clubs de ne pas les laver, ce genre de détails ajoute énormément de valeur, reconnaît Thuur Tonnaert. Notre meilleure vente à ce jour, c’est le maillot de Messi lors de PSG-Reims [le 29 janvier dernier], avec des traces de peinture blanche dues aux lignes du terrain. » Mais un autre facteur marketing, sans doute plus important, a joué ce jour-là : « Le nom des joueurs est floqué en mandarin, à l’occasion du Nouvel An chinois, et il s’est vendu à 55.000 euros, grâce à deux collectionneurs chinois qui ont surenchéri. »

Plus modestement, un maillot porté par le milieu du TFC Branco van den Boomen contre Lille, le 18 mars, était mercredi soir évalué à un peu moins de 300 euros. 20 % vont dans les poches de MatchWornShirt, le reste pour les clubs, souvent pour leur fondation ou des actions caritatives ciblées (le soutien des victimes du séisme en Turquie et en Syrie par exemple).

Voici quelques maillots qui doivent valoir cher (enfin, surtout deux).
Voici quelques maillots qui doivent valoir cher (enfin, surtout deux). – Franck Fife / AFP

Ce n’est pas donné, mais globalement très fiable, comme l’indique Jean-Marc Leynet, qui s’appuie lui aussi, en plus de son propre personnel, sur des collectionneurs dédiés à un seul club, incollables sur le deuxième maillot porté par leur équipe de cœur lors de la saison 2005-2006. Sans oublier une impressionnante base de données.

« Nous conservons dans nos archives une trace de chaque maillot qui passe entre nos mains, et qui fait l’objet d’entre huit et 10 photos selon les modèles », indique l’expert, qui travaille aussi avec la FFF et jonglait lors de notre appel téléphonique entre un maillot de Kylian Mbappé lors du dernier Mondial (« pas porté » mais « préparé ») et deux autres tuniques d’internationaux français, l’une de 1960, l’autre de 1966 (« une pièce à plusieurs milliers d’euros »).

Ildefons Lima ne lâche rien

En résumé, comme la vie en général, le marché du maillot porté est une jungle, et mieux vaut éviter de s’aventurer seul dans des coins perdus du Web sous peine d’y laisser sa chemise. Inutile de lorgner non plus sur les trésors authentiques d’Ildefons Lima.

« Beaucoup de collectionneurs, surtout anglais et irlandais, me contactent, mais je n’ai aucune intention de vendre », prévient l’inusable défenseur andorran. Si certains maillots que le Pyrénéen récupère sont cédés à son association Gol Solidari, au profit des enfants défavorisés de la petite principauté, les autres ont un destin tout tracé : « Je veux créer un petit musée de l’histoire du football andorran. »

Ah, au fait, pour celles et ceux qui ont lu l’article jusqu’au bout (merci d’ailleurs) : le bouclier arverne que César cherche à tout prix à récupérer est celui sur lequel Abraracourcix, le chef du village d’Astérix, se déplace d’album en album.