Suisse

La dure réalité du harcèlement sexuel dans les hôpitaux

Westend61 / Oneinchpunch

Les hôpitaux et les facultés de médecine commencent enfin à admettre qu’ils ont un problème de harcèlement sexuel. Si plusieurs mesures ont été prises, les changements de pratique s’annoncent longs. Deux femmes racontent comment leur vie a été bouleversée alors qu’elles étudiaient la médecine en Suisse.

Ce contenu a été publié le 16 avril 2023


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BerneLien externe fait état d’incidents de harcèlement sexuel survenus pendant l’externat. Il s’agit notamment de «messages récurrents via les médias sociaux, d’attouchements désagréables et non désirés, de commentaires suggestifs et d’invitations insistantes à manger ou à passer une nuit ensemble dans la salle du personnel».

Même lorsqu’ils et elles ne sont pas directement exposés au harcèlement sexuel, les étudiantes et étudiants en médecine et les médecins doivent faire face à des microagressions quotidiennes alimentées par des stéréotypes et des préjugés inconscients. Les femmes contactées par swissinfo.ch citent des commentaires tels que «les femmes sont trop fragiles, pas assez intelligentes pour la médecine», ou «les femmes devraient rester en pédiatrie ou dans la cuisine, pas en chirurgie».

«Nous avons besoin d’une nouvelle culture sur le consentement et la création d’un espace sûr, dès la formation. Nos enseignantes et enseignants devraient s’assurer que les étudiants de tous les sexes se sentent à l’aise lors d’un examen médical, par exemple», déclare Bea Albermann, médecin et ancienne présidente de swimsa (l’Association suisse des étudiants en médecine).

«Pour éviter que ces incidents ne se produisent, nous devons également former les étudiantes et étudiants, les enseignantes et enseignants contre les préjugés inconscients», ajoute-t-elle.

Harcèlement sexuel et micro-agressions

L’Organisation internationale du travail (OIT) reconnaît trois formes de harcèlement sexuel: verbal, non verbal et physique.

La forme verbale comprend les remarques sexistes et les commentaires socialement et culturellement inappropriés et non désirés, les propositions insistantes et les demandes importunes ou les invitations répétées à quitter les lieux.

La forme non verbale comprend les gestes non désirés, le langage corporel allusif, les actes obscènes, les clins d’œil répétés et l’affichage non désiré de contenu pornographique. Enfin, la forme physique du harcèlement comprend des actes intentionnels tels que des attouchements, des caresses, des pincements et des étreintes pouvant aller jusqu’à l’agression sexuelle ou au viol. L’attention du public se concentre principalement sur les agressions sexuelles et les viols, mais la grande majorité des incidents relèvent des deux premières formes de harcèlement.

Les micro-agressions comprennent les remarques liées à l’appartenance à des groupes, généralement des minorités (femmes, personnes de couleur, LGBTQ, etc.). Elles se divisent en micro-attaques (remarques explicitement désobligeantes telles que des insultes, des accusations, etc.), micro-insultes (moqueries et insultes subtiles telles que dire à une femme «Je suis surpris que vous conduisiez si bien» ou à un homosexuel «Vous n’avez pas l’air homosexuel») et micro-invalidations (messages qui rabaissent et réduisent à néant une personne et ses capacités, tels que «Les femmes ne peuvent pas être chirurgiennes»).

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Le silence des agneaux

La santé est traditionnellement une discipline dominée par les hommes. Bien que les femmes représentent aujourd’hui 61% des étudiants en médecine, elles ont encore du mal à gravir les échelons en tant que médecins qualifiées. Seuls 15,3% des médecins-chefs sont des femmes, selon les statistiques 2021 de la Fondation suisse pour la médecine (FMH). Au Royaume-Uni, seuls 13% des consultants en chirurgie sont des femmes.

La rechercheLien externe montre que des facteurs tels qu’une structure hiérarchique stricte, un environnement dominé par les hommes et un climat qui tolère les fautes et encourage le silence constituent un terrain fertile pour le harcèlement. La médecine, malheureusement, remplit toutes ces conditions.

«L’environnement de travail à l’hôpital est très différent de celui des autres facultés», explique Britta Engelhardt, présidente de la commission pour l’égalité de la faculté de médecine de l’université de Berne. Un hôpital doit fournir un service 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 aux patientes et patients et comprend des activités de recherche et d’enseignement.

Dans ces conditions, l’omerta reste la règle. L’avenir de la carrière des jeunes médecins (mais aussi des plus anciens) dépend généralement d’une évaluation positive de la part du médecin le plus ancien. Par conséquent, le harcèlement sexuel de la part d’un médecin superviseur est souvent passé sous silence ou n’est pas signalé.

Helena

Helena, aujourd’hui âgée de 26 ans et médecin assistante dans un hôpital suisse, a également étudié à l’université de Berne. Son agresseur était un résident (stagiaire postdoctoral) plus haut placé dans la hiérarchie. «Nous participions tous les deux aux briefings matinaux et nous avons peut-être discuté deux ou trois fois, rien de plus», raconte-t-elle. Même si elle reconnaît que la rencontre aurait pu mal se terminer, elle souligne que l’après-coup a été pire que l’expérience elle-même.

À l’époque, elle se sentait coupable et impuissante. Elle était furieuse que son université l’ait envoyée dans un endroit avec de faibles normes de sécurité — un hôpital où les vestiaires pour hommes et femmes ne sont pas entièrement séparés. Mais surtout, elle ne savait pas trop quoi faire: «Je ne souhaitais pas le mettre dans l’embarras ni ruiner sa carrière, mais je ne voulais pas non plus que cela arrive à quelqu’un d’autre. C’est ce qui a été le plus difficile, car je n’avais personne à qui parler.»

À l’époque, l’hôpital n’avait pas de point de contact officiel pour les cas comme le sien et elle refusait de s’adresser aux chefs de service de chirurgie parce que «c’étaient tous des hommes et je supposais qu’ils n’allaient pas être de mon côté: allaient-ils me croire, donner du crédit à mon histoire?» Helena a ensuite signalé l’événement à une femme médecin de l’hôpital, mais elle a décidé de ne pas aller plus loin, car son stage d’externat se terminait deux jours après l’événement.

Les petits pas

De retour à Berne, Helena s’est confiée à une amie qui recueillait déjà des témoignages anonymes sur le harcèlement sexuel pour les présenter à la faculté de médecine.

L’enquête interne qui en a résulté a permis d’aborder certaines des questions soulevées. «Nous sommes conscients des problèmes et nous avons mis en œuvre des actions spécifiques», déclare Britta Engelhardt. Depuis 2020, les étudiantes et étudiants en médecine bernois doivent assister, au début de leur quatrième année, à un cours sur le harcèlement sexuel et sur leurs possibilités d’action s’ils et elles en sont victimes. L’université a également fourni une liste de tous les points de contact dans les hôpitaux universitaires respectifs, afin que les étudiantes et étudiants sachent où s’adresser et quelle procédure suivre en cas de harcèlement sexuel. Des initiatives similaires ont été mises en œuvre dans d’autres universités suisses.

Les étudiantes et étudiants de Berne ont accueilli favorablement cette nouvelle approche, mais le manque de confiance est tel que certaines et certains d’entre eux doutent encore que leur témoignage reste anonyme ou qu’il reçoive une réponse appropriée.

Grades élevés, problèmes plus importants

La menace de harcèlement ne s’arrête pas à la faculté de médecine. Une enquêteLien externe récente de la British Medical Association a révélé que 91% des femmes médecins avaient été victimes de sexisme au travail. En Allemagne, 70% des médecins de l’hôpital de la Charité à Berlin ont affirmé avoir subi une forme de harcèlement au cours de leur carrière.

Une enquêteLien externe menée en 2019 auprès de 1071 personnes en Suisse romande a montré que le harcèlement sexuel augmente à des stades avancés de la carrière, les médecins seniors étant les plus touchés.

La chirurgie semble être le lieu où les choses s’aggravent. Les médecins contactés le confirment: «La quantité de commentaires et de stéréotypes est incroyable», a déclaré un médecin.

Rachel

Le harcèlement sexuel a un impact significatif sur la santé mentale des victimes, allant de l’augmentation de l’anxiété, de la dépression, du syndrome de stress post-traumatique et de l’épuisement professionnel à la consommation excessive de drogues et d’alcool. De toute évidence, il a également une incidence sur les performances professionnelles des étudiantes et étudiants ainsi que des médecins, de même que sur leur capacité à s’occuper des patientes et patients.

Le cas de Rachel*, qui a été victime de harcèlement sexuel tout au long de son internat, montre à quel point le phénomène, même sous ses formes les plus légères, et les microagressions peuvent nuire à la carrière et à la vie d’une personne. «Je m’attendais à du sexisme, mais mes années en Suisse ont été les pires de ma vie», raconte-t-elle.

Rachel était résidente en médecine dans un service de chirurgie d’un hôpital universitaire suisse. Les médecins résidents suivent une formation spécialisée d’une durée de quatre à sept ans. Pendant cette période, ils et elles sont supervisés par des médecins agréés et doivent passer un examen médical fédéral suisse pour obtenir le même titre.

Lors de son premier jour en tant qu’interne, Rachel a été remarquée. Elle se souvient des mots de ses collègues masculins: «Tu es la fille blonde dont le chef parlait». Des photos d’elle ont été partagées dans un groupe WhatsApp. «C’était une énorme humiliation. Et puis, bien sûr, il y a eu les propositions sexuelles: veux-tu revenir à la maison avec moi? Ça ne te dirait pas de tromper ton petit ami?». Le groupe, d’une vingtaine de personnes, était essentiellement composé d’hommes, avec quelques stagiaires féminines.

Rachel a d’abord accepté les plaisanteries et refusé les sollicitations avec un sourire en coin, mais les commentaires et microagressions constants ont commencé à l’ébranler. Peu à peu, elle s’est mise à modifier son comportement. «J’ai cessé de rire à leurs blagues et je leur ai demandé d’arrêter. Les choses ont changé.» En pire. «On m’a fait travailler de nuit en nuit, on ne m’a donné que trois jours de congé par mois, j’étais de garde presque tous les dimanches.»

Lorsqu’elle a cherché de l’aide et s’est exprimée, le directeur de l’hôpital lui a suggéré d’en parler directement à son patron ou de mettre un terme à sa formation. Aucun membre du groupe ne l’a défendue. Finalement, après cinq longues années, elle a quitté l’hôpital et le pays, laissant en Suisse la famille qu’elle avait construite entre-temps. Elle poursuit aujourd’hui sa carrière médicale ailleurs en Europe.

Rachel paie encore le prix de sa prise de parole. «Je suis loin de ma famille, je me sens coupable de ne pas avoir pu changer les choses. Et je ne sais pas ce qu’il adviendra de ma carrière, ma communauté est petite, mon ancien patron peut encore me nuire.»

Au moment de la publication, son ancien patron occupe toujours un poste de direction dans un hôpital suisse.

Des solutions radicales

Les chercheurs et chercheuses ont des propositions à faire, notamment des enquêtes continues pour mesurer le problème, le suivi des politiques, des lignes directrices et des méthodes sûres de signalement, et enfin, la punition des auteurs et une plus grande diversité dans les postes de direction.

Mais le manque de ressources est un problème majeur pour la mise en œuvre. «Les universités manquent de fonds pour la prévention. En outre, environ 80% des personnes qui allouent le budget sont des hommes blancs, statistiquement les moins susceptibles d’être victimes de harcèlement sexuel», explique Bea Alberman. Dans sa prise de position, swimsa appelle à davantage d’initiatives et d’engagement aux niveaux national et cantonal.

* Pseudonyme

Relu et vérifié par Virginie Mangin, traduit de l’anglais par Zélie Schaller

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