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75 ans de droits humains: que reste-t-il à fêter?

192 pays – soit pratiquement tous – ont signé la Déclaration universelle des droits de l’homme. En principe, les gouvernements devraient donc nous garantir ces droits. En pratique, c’est loin d’être le cas. Illustration: Helen James / SWI swissinfo.ch
Série 75e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, Épisode 10:

Il y a 75 ans, le monde s’unissait autour de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Par ce document révolutionnaire, l’humanité se fixait des règles et des principes pour s’assurer de ne jamais répéter les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Les sept hauts-commissaires de l’ONU encore en vie nous expliquent sa pertinence aujourd’hui.

Ce contenu a été publié le 10 décembre 2023 – 05:45



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Aujourd’hui âgé de 91 ans, l’Équatorien José Ayala Lasso a été le premier à occuper le poste de haut-commissaire. Il se souvient que lors des négociations concernant les modalités de son mandat, certains gouvernements estimaient que les principes énoncés dans la déclaration étaient de beaux idéaux à atteindre. Pour d’autres, ces principes devaient constituer des obligations. Ces derniers préconisaient la mise en place d’un mécanisme permettant d’assurer leur respect. «J’ai essayé d’appuyer la deuxième option», souligne-t-il.

Des défis de taille

Mais on le sait, même en s’appuyant sur le droit international et de multiples conventions, l’ONU peine à faire respecter quoi que ce soit. Lorsque José Ayala Lasso entrait en fonction au printemps 1994, la guerre faisait rage en ex-Yougoslavie, alors qu’au Rwanda, le génocide venait de commencer.

Avec un petit bureau et un budget encore plus restreint, il était déterminé à se rendre au Rwanda pour tenter de mettre un terme aux violences. «Je devais y aller», se rappelle-t-il. Mais au moment de l’arrivée sur place du haut fonctionnaire, en mai 1994, le dirigeant tutsi Paul Kagame n’a pu que lui faire remarquer avec amertume que le génocide était «sur le point de s’achever».

L’échec des Nations unies au Rwanda, bien qu’il ne soit pas de la responsabilité du haut-commissaire, a eu des conséquences pour Mary Robinson, la successeure de José Ayala Lasso. Lorsqu’elle était présidente de l’Irlande, elle s’était rendue plusieurs fois au Rwanda et y avait été chaleureusement accueillie. Mais les choses furent différentes avec l’ONU. «Lorsque je suis arrivée avec ma casquette onusienne, on m’a complètement ignorée et même presque humiliée», se souvient-elle.

Son expérience illustre le fossé qui existe entre les espoirs placés en l’ONU et ce que ses fonctionnaires peuvent réellement accomplir. Une fracture mise en exergue de manière encore plus frappante après les attentats du 11 septembre 2001, lorsque les États-Unis, la première puissance mondiale, ont commencé à remettre en question des principes fondamentaux des droits humains.

Deux poids, deux mesures

À cette époque, la Canadienne Louise Arbour était à la tête du Bureau des droits humains de l’ONU. Avocate précédemment procureure générale du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, elle avait déjà fait les gros titres en inculpant l’ancien président Slobodan Milosevic pour crimes de guerre. «Une confirmation pour moi de l’importance du droit, de l’État de droit, en tant que principe d’organisation de la société moderne», se remémore-t-elle.

Mais la haut-commissaire n’est ni juge ni procureure. Ainsi, lorsque les États-Unis, au lendemain du 11 septembre, remettaient en question l’application des lois interdisant la torture dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, Louise Arbour n’a eu pour armes que la force de persuasion et la réprobation de l’ONU.

Et si elle s’interroge aujourd’hui sur l’utilité de «crier dans le vide», elle s’inquiète aussi de ce que certains pays considèrent comme une approche prônant deux poids deux mesures de la part des puissances occidentales. «Alors que l’Occident mettait en avant ses soi-disant valeurs, certains ont commencé à remarquer que, pour le plus grand bonheur de celui-ci, ses valeurs coïncidaient toujours avec ses intérêts», affirme-t-elle.

Pour quels résultats?

À entendre la frustration de tant d’anciens hauts-commissaires, on peut se demander si l’architecture onusienne des droits humains est en mesure d’accomplir quoi que ce soit. Ce serait faire preuve de pessimisme. Il suffit de regarder le travail sur la Syrie de Navi Pillay et de son successeur Zeid Ra’ad al-Hussein. Ces derniers ont rédigé plusieurs rapports approfondis, examinant chaque aspect du conflit, accompagnés de preuves qui pourraient, à terme, être utilisées dans le cadre de poursuites pour crimes de guerre.

On peut aussi regarder l’exemple de Michelle Bachelet, dont le mandat s’est achevé l’année dernière. Elle a subi d’énormes pressions autour d’un rapport de son bureau sur le traitement de la communauté ouïghoure en Chine. Un rapport dont la publication a été longtemps retardée. L’ancienne responsable avoue avoir subi des «pressions quotidiennes» de la part des pays qui voulaient la publication du rapport ainsi que de ceux qui s’y opposaient.

«Il fallait que je fasse mon travail», se souvient-elle. Ne pas céder à la pression donc. Lorsque le rapport a finalement été publié, ses conclusions ont été percutantes, suggérant que la Chine aurait commis de possibles crimes contre l’humanité.

Malheureusement pour Michelle Bachelet, la controverse suscitée par ce retard a éclipsé ses autres travaux. Parmi eux: la mise en contexte du racisme systémique, en particulier au sein des forces de l’ordre.

Pour l’actuel Haut-Commissaire aux droits de l’homme, Volker Türk, la DUDH reste un document «transformateur», qu’il souhaite aujourd’hui encore mettre en avant.

Ses prédécesseurs partagent son avis: «Nous ne devons pas perdre notre foi dans la capacité des êtres humains à agir de façon juste», souligne José Ayala Lasso. «Les droits humains sont la réponse», affirme Mary Robinson. Selon Louise Arbour, quiconque arriverait sur Terre pour lire la DUDH «penserait être arrivé au paradis». Et Navi Pillay souligne qu’aucun des 192 pays ayant signé la déclaration ne l’a formellement répudiée.

Zeid Ra’ad al-Hussein explique que «ce que nous faisons, c’est essayer de rendre l’être humain meilleur. Qui peut contester cela?» Michelle Bachelet se montre plus pragmatique: «La Déclaration universelle reste d’actualité, parce qu’elle donne une norme minimale sur la façon dont nous pouvons vivre ensemble».

Volker Türk, se référant aux 55 conflits dans le monde, conclut que nous devons «tirer les leçons de ces crises» et placer les droits humains au cœur de tout ce que nous entreprenons.

L’ONU, fidèle à elle-même, aspire à un monde meilleur. Espérons qu’en cette année d’anniversaire, elle soit aussi source d’inspiration.

Traduit de l’anglais par Dorian Burkhalter

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