International

“Il faut prendre très au sérieux le phénomène sur lequel j’enquête en tant que pathologie de la démocratie”

Un travail “ingrat” mais néanmoins utile, qui a toutefois un prix. Dans son dernier ouvrage, “Au cœur du complot”, paru le 12 avril dernier, le politologue de formation raconte le harcèlement et les calomnies incessantes qu’il subit sur les réseaux sociaux. Parce que dénoncer les théories du complot et ceux qui les diffusent fait systématiquement de vous une cible.

Vous racontez être victime d’une immense campagne de calomnies. Comment gère-t-on un tel déferlement ?

En essayant de ne pas se laisser miner par cette violence, en se protégeant et en essayant de ne pas passer la journée sur les réseaux sociaux. Il faut fuir absolument l’idée que les réseaux sociaux sont un tribunal auquel on doit rendre des comptes. Écrire est également une bonne réaction, car cela permet de décrire et d’analyser ce déferlement. Mon livre pourra d’ailleurs peut-être servir de vade-mecum à ceux qui sont aujourd’hui exposés à ce harcèlement et à ceux qui pourraient l’être à l’avenir. Car c’est quelque chose de pénible à vivre.

Se murer dans le silence face à ces attaques serait une erreur ?

S’il ne faut surtout pas chercher à se justifier auprès de la meute des complotistes, je pense qu’il faut malgré tout répondre. Il faut répondre en occupant l’espace, en donnant sa version, en expliquant ce à quoi on est confronté. Cela suffira pour les gens de bonne foi. En ce qui concerne les gens de mauvaise foi ou les gens obstinés, qui sont dans une sorte de rage vengeresse, on ne les convaincra pas. Mais ce n’est de toute façon pas pour eux qu’on s’exprime directement.

Dans quel but avez-vous écrit ce livre ? Était-ce aussi une façon de “régler vos comptes” ?

Non, ce n’était pas un règlement de comptes. Ça ne m’intéressait pas et ça n’aurait intéressé personne. Je parle d’un ensemble d’accusations qui n’ont ni queue, ni tête, reconstituer tout ça serait donner une cohérence à quelque chose qui n’en n’a pas. Je n’allais pas faire ce plaisir à mes accusateurs que d’essayer de trouver un sens à des accusations parfois contradictoires entre elles. En revanche, l’idée est de tirer des enseignements sur le complotisme, sur les calomnies à l’ère numérique, en illustrant ces attaques par des messages qui m’ont été envoyés. J’en ai retranscrit certains parce que je considère que les gens qui me les adressent – qui parfois ont pignon sur rue – doivent être responsables de leurs paroles et de leurs actes.

Pourquoi êtes-vous à ce point visé par les complotistes ?

J’anime un média (Conspiracy Watch, NDLR) qui est sans doute la menace la plus directe sur leurs activités, parce que nous les mettons à jour. Je crois que l’intensité de leurs attaques renseigne sur la qualité et l’efficacité de notre travail car il n’y a pas de correspondance possible entre ce que nous produisons et la virulence que nous subissons en retour. Contrairement aux complotistes, nous ne lançons aucune campagne de diffamation sur qui que ce soit, on ne fait pas des listes de gens à harceler, on n’envoie pas des menaces de mort. On fait un travail assez ingrat, documenté, précis, sourcé et c’est ça qui les rend fous. Je me demande aussi si notre modération ne les excite pas encore davantage.

À quel point votre travail est-il nécessaire ? Quelle est votre démarche ?

Je crois qu’il est utile parce que nous recevons très souvent des messages de gens qui disent à quel point notre travail leur a servi. Il est nécessaire à un moment où ces choses-là sont sorties du ghetto informationnel dans lequel elles ont été confinées pendant très longtemps. Il y a toujours eu des gens qui fantasment sur des complots imaginaires, mais ces deux dernières décennies, le contexte technologique a changé la donne et a laissé une chance historique à ces théories de nous influencer, plus qu’auparavant. On peut déjà en partie mesurer les effets de cet imaginaire complotiste sur la démocratie : c’est par exemple la montée du populisme, la montée de la défiance des institutions démocratiques… Si le complotisme est souvent envisagé, à raison, comme le symptôme d’une défiance à l’égard des institutions, c’est aussi un agent actif de cette crise de confiance. On sait qu’il y a un lien entre le fait d’adhérer à des théories du complot et le fait de penser que ce n’est pas si important de vivre en démocratie. L’enjeu pour nous est de faire en sorte que ces choses-là ne débordent pas.

Que se passerait-il si on ne le faisait pas ? La démocratie serait-elle en danger ?

Ce dont je suis à peu près convaincu, c’est qu’en France, le débat autour de la question des théories du complot est plus mûr que dans d’autres pays francophones, ou que dans d’autres pays comparables à la France. En Allemagne, par exemple, des structures comme la nôtre sont beaucoup plus récentes. Je le vois en lisant la presse étrangère, le niveau de prise de conscience sur le complotisme dans la sphère médiatique n’est pas aussi élevé qu’en France et je pense que c’est parce qu’on y a contribué.

Qui sont les complotistes ? Comment devient-on complotiste “professionnel”, soit un de vos détracteurs en somme ?

On devient complotiste par des chemins très différents. Ça peut être par motivation narcissique : soutenir une théorie du complot vous rend intéressant, ça vous donne l’illusion de participer à quelque chose d’héroïque. Vous êtes seul contre tous ceux qui n’ont pas compris et vous vous sentez plus clairvoyant et malin que les autres. Il y a aussi ceux qui tombent là-dedans par détresse psychologique. La réalité percute leur vision du monde et ils ne parviennent pas à la supporter, donc ils la fuient par la croyance complotiste. Le mode d’emploi pour les “professionnels” ? Je crois que les motivations sont inextricablement à la fois politico-idéologiques, parfois pécuniaires, et puis psychologiques. Quelqu’un comme Alex Jones aux États-Unis, qui s’est taillé un empire de la désinformation complotiste sur Internet, pèse des dizaines de millions de dollars de chiffre d’affaires par an. Au départ, il a une faille psychologique, puis une affinité politique à l’extrême droite. C’est ensuite devenu un business pour lui. Je pense que tout ça est présent dans des dosages différents selon les personnes considérées et selon les moments considérés.

Quel est le public cible de ces théories ?

Les grandes variables socio-économiques et démographiques, on les connaît. On sait que globalement – car il y a toujours un contre-exemple – les personnes moins diplômées, qui ont un niveau de vie moins élevé, les sympathisants de causes extrémistes, ceux qui pensent avoir raté leur vie, ont plus tendance à croire en ces théories. Et le plus important, c’est la manière dont on s’informe. Lorsqu’on le fait prioritairement sur les réseaux sociaux, c’est encore plus vrai sur les plateformes de vidéos en ligne, on est statistiquement plus perméable aux théories du complot.

Par contre, on a de moins en moins affaire à une dichotomie nette entre les théoriciens du complot d’un côté et les conspirationnistes intoxiqués, leur clientèle, de l’autre. C’est encore pertinent dans le sens où il y a des influenceurs et des suiveurs, mais Internet et les réseaux sociaux viennent gommer cette ligne de partage. Devenir influenceur complotiste n’a jamais été aussi facile. Aujourd’hui, en étant amateur de théories du complot, vous pouvez non seulement les relayer, mais aussi y contribuer activement, et donc en devenir en partie l’auteur.

Dans le fond, les complotistes croient-ils vraiment aux théories du complot ?

Croire, c’est tenir pour vrai quelque chose. Dans ce cas-ci, les complotistes semblent tenir pour vrai les théories du complot qu’ils diffusent. Mais là où ça se corse, c’est qu’on a parfois chez les mêmes médias complotistes, des arguments qui sont contradictoires entre eux. Ce à quoi ils croient vraiment, je pense, c’est qu’on leur ment et que la vérité est ailleurs. Ils se disent : “Ce n’est peut-être pas la bonne vérité que j’ai mais en tout cas, la version officielle est mensongère, fausse et trompeuse”.

Ces influenceurs complotistes n’ont pas le même rapport à la vérité que nous. La question du vrai ou du faux, pour eux, est très secondaire. Ce que je constate dans mes interactions avec les complotistes, c’est que vous avez beau dire et prouver que ce qui est dit est faux, cela ne les perturbe absolument pas. On pisse dans un violon. C’est une erreur d’analyse de penser que les complotistes sont des gens en quête de justice, de vérité, et allergiques aux mensonges. C’est à l’opposé de l’expérience que j’ai et, par ailleurs, de ce que suggère la littérature sérieuse sur le sujet.

Depuis 15 ans, vous travaillez sur le complotisme, quelles évolutions avez-vous pu constater ?

Cela a colonisé le débat démocratique comme jamais auparavant. Je vois les effets sur nos sociétés démocratiques et l’impossibilité de partager un terrain commun factuel. Cela amène à l’impossibilité de se parler, à un dialogue de sourds qui conduit à la violence. On en a eu l’illustration avec ce qu’il s’est passé au Capitole suite au mensonge de Donald Trump. Je n’ai pas envie de voir ça demain en France, en Europe, et donc je pense qu’il faut prendre ce phénomène là très au sérieux en tant que pathologie de la démocratie.

Y a-t-il une thématique en particulier dans votre travail qui vous vaut plus d’attaques ?

Les enquêtes qui nous valent des inimitiés très fortes, très durables, sont celles qui portent sur des acteurs de la complosphère, sur les personnes qui ont basculé là-dedans. Souvent, on est les premiers à les repérer. Je peux citer l’ex-sénateur français Yves Pozzo di Borgo, qui écrit presque tous les jours sur moi, ou encore Eric Morillot, qui officiait sur Sud Radio et qui maintenant est sur une web TV d’extrême droite, même s’il ne veut pas vraiment le reconnaître. Dans les deux cas, on les a contactés avant de publier nos articles, pour avoir leur point de vue, mais ils ont refusé de nous parler. Ils n’ont jamais contesté notre contenu, ni même envoyé de droit de réponse. Ils n’ont pas dit qu’on avait fait une erreur factuelle, auquel cas on serait évidemment prêt à la corriger. Mais cela nous vaut néanmoins des animosités très âpres. Ces deux-là font des tweets sur moi tous les jours.

Y a-t-il des attaques auxquelles vous êtes plus sensible ?

Quand on aborde le sujet des théories du complot autour de la question de la pédocriminalité, on suscite des attaques d’un type tout à fait particulier. On n’est plus seulement accusé d’être complice des pédocriminels, mais on est traité nous-mêmes de pédocriminels. C’est particulièrement poisseux et très infamant.

Vous n’avez jamais pensé à tout abandonner dans votre combat ?

C’est une question à laquelle je pense depuis quelques années et qui revient de plus en plus souvent. J’ai parfois l’impression d’être un paratonnerre, d’en prendre plein la gueule, pour finalement pas grand-chose. Mais en même temps, j’aurais l’impression d’être démissionnaire. Je ne serais pas à l’aise à l’idée de tout arrêter car, d’une certaine manière, ce serait dire qu’ils ont gagné. Pour l’instant, en tout cas, j’ai l’impression d’être utile, de pouvoir encore continuer à le faire.

Est-il utopique d’espérer un jour un monde sans théorie du complot, sans fake news ?

Je crois que l’attrait pour les théories du complot, les croyances, l’irrationnel, la pensée magique, la superstition relève de l’invariant anthropologique. Il y en aura tant qu’il y aura des êtres humains. Moi je ne suis pas un éradicateur, mais l’enjeu ici, c’est d’endiguer un phénomène qui prend une place croissante et qui représente un coût pour notre société. Car cela conduit à faire des mauvais choix en matière de grands enjeux politiques, de santé publique, d’environnement, etc.