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Mobilité : Les e-fuels vont-ils sauver les véhicules thermiques en Europe après 2035 ?

Au tour de Stellantis d’exprimer un intérêt pour les e-fuels. Le 20 avril, le constructeur automobile franco-italo-américain annonçait tester ces nouveaux carburants, avec l’espoir que cette solution soit un jour applicable aux 28 millions de véhicules thermiques (essence et diesel) Stellantis actuellement en circulation en Europe. A la clé ? Un potentiel de réduction de 400 millions de tonnes de CO2 entre 2025 et 2050, évalue le groupe.

C’est toute la promesse des e-fuels. « On parle aussi d’électro-carburants ou de carburants de synthèse », détaille Florence Delprat-Jannaud, directrice du centre de résultats « produits énergétiques » à l’IFP Energies nouvelles (Ifpen)*. « L’intérêt est qu’ils sont produits sans pétrole, poursuit-elle. A la place, on utilise du CO2 capté dans les fumées industrielles ou dans l’air, et de l’hydrogène, gaz qui a l’avantage de pouvoir être produit à partir d’énergies renouvelables ».

Une première usine de production au Chili

Ce mélange CO2 + hydrogène vert donne du méthanol qui, lors d’un second raffinage, pourra être transformé en carburant de synthèse prêt à être utilisé dans les réservoirs, sans aucune modification technique des voitures thermiques. Et si, en roulant, les véhicules carburant aux e-fuels émettent toujours du CO2, l’idée est que cette quantité soit compensée par celle captée pour sa fabrication.

« Si la montée en puissance de la mobilité électrique est inscrite dans les feuilles de route des industriels de l’automobile, il serait surprenant que les constructeurs ne gardent pas un œil sur les e-fuels », estime Guillaume Crunelle, expert du secteur au cabinet de conseil Deloitte. Parmi eux, Porsche a pris de l’avance en inaugurant, fin décembre, une première usine pilote dans le sud du Chili. Le groupe espère pouvoir produire 55 millions de litres d’e-fuel par an à l’horizon 2025, puis 550 millions deux ans plus tard. Une goutte d’eau comparé aux 45,8 millions de m3 [45,8 milliards de litres] de carburant routier consommés en France sur la seule année 2021.

Bataille politique en Europe

Mais tout autant que dans les labos, l’avenir des e-fuels se joue aussi en politique. Le 28 mars, l’UE a adopté une réglementation imposant que les voitures neuves vendues après 2035 en Europe n’émettent plus aucun CO2. Cette mesure, l’une des pierres angulaires du plan climat européen, aurait dû exclure de facto les véhicules thermiques. Dans la dernière ligne droite des négociations, l’Allemagne a obtenu de la Commission européenne qu’elle s’engage à ouvrir une voie légale pour que la vente de véhicules thermiques fonctionnant aux e-fuels puisse se poursuivre en 2035.

Le gouvernement d’Olaf Scholz n’a pas encore partie gagnée. Un nouveau parcours législatif commence en vue de classer ces e-fuels comme carburants zéro-émission, et ne devrait pas aboutir avant l’automne 2024. « On se mobilisera contre, quitte à passer devant la justice », prévient déjà Diane Strauss, directrice de l’antenne française de Transport & Environment (T&E), fédération d’ONG européennes spécialisées dans les mobilités. 2035 doit rester une date butoir ferme, ne donnant pas l’espoir que la construction de voiture thermique a un avenir au-delà »

Très énergivore… Et donc précieux ?

Pour T&E, les e-fuels ne peuvent remettre en cause ce constat. « Leur principale limite est que leur fabrication est complexe et demande beaucoup d’énergie, reprend-elle. A titre de comparaison, il faudrait en mobiliser cinq fois plus pour faire parcourir 100 km à une voiture roulant au e-fuel plutôt qu’à l’électricité. » De cette contrainte, elle en fait découler deux autres : « Même si on peut attendre à l’avenir l’amélioration des rendements, ces e-fuels resteront une ressource très limitée et très chère ». « Seuls les plus aisés pourront se l’offrir quand les autres conducteurs seront poussés à contourner les règles et à acheter de l’essence classique », craint alors T&E dans un communiqué du 22 mars.

Pour autant, Diane Strauss n’enterre pas complètement les électro-carburants. « Parce qu’ils seront précieux et chers, il faut les réserver là où ils seront les plus utiles », insiste-t-elle. Pas l’automobile donc, « pour laquelle il existe des façons plus simples et plus directes de décarboner ce secteur ». La batterie électrique principalement.

Priorité à l’aviation et au maritime ?

En revanche, ce même mélange de CO2 et d’hydrogène peut aussi donner de l’e-kérosène, de l’e-méthanol ou de l’e-amoniac. Autant de carburants qui intéressent l’aviation et le transport maritime, qui « manquent aujourd’hui de solutions pour se décarboner, reprend Diane Strauss. Dans ce cas-là, oui, les e-fuels peuvent être pertinents. »

Florence Delprat-Jannaud et Antonio Pires Da Cruz, responsable des programmes décarbonation à l’Ifpen, rappellent que l’UE prévoit de pousser dans ce sens. « « RefuelEU Aviation », une proposition réglementaire toujours en négociation, devrait imposer un minimum de 5 % d’e-fuel dans les carburants d’aviation en 2035 et de 28 % en 2050, illustre Antonio Pires Da Cruz. Une réglementation similaire est en discussion dans le maritime. »

Mais le chercheur de l’Ifpen n’invite pas à faire d’ores et déjà une croix sur les électrocarburants routiers. Y compris en Europe, où le transport sur route est l’un des principaux secteurs émetteurs de CO2 **. A décarboner au plus vite donc. « Il est peu probable qu’on arrive à électrifier d’un coup, dans les quelques années qui viennent, l’ensemble du parc automobile européen, reprend Antonio Pires Da Cruz. Les e-fuels peuvent aider. Même dans le cas où on ne peut plus acheter de véhicules thermiques neufs après 2035, il y en aura toujours des millions à circuler après. Là encore, les e-fuels pourraient contribuer à réduire leurs émissions. »

« La mobilité électrique aussi à ses inconnues »

« Comme toute filière balbutiante, plus on travaillera sur les e-fuels, plus on peut espérer améliorer les rendements et ainsi faire baisser les prix », pointe de son côté Guillaume Crunelle, chez Deloitte, invitant ainsi à ne pas les condamner trop vite. « L’erreur, surtout, est de comparer leur prix avec celui des carburants actuels », poursuit-il. On n’attend pas de volumes notables d’e-fuels avant 2030-2035, au moment où le parc automobile est censé être massivement électrifié, rappelle-t-il. Or, à cette date, ces véhicules électriques répondront-ils bien à tous nos besoins de mobilités ? Seront-ils accessibles à tous les budgets ? Et quel sera le coût de l’électricité ?… » Bref, « la mobilité électrique a aussi ses inconnues, rappelle Guillaume Crunelle. Et on pourrait être bien content des carburants bas-carbone pour la challenger. »

L’arbitre, on le connaît déjà, à écouter Florence Delprat-Jannaud : « c’est la transition énergétique : quel volume d’électricité décarboné sera-t-on capable de produire à l’avenir ? Moins il y en aura, plus il faudra prioriser son usage. »