France

« La voiture n’est pas l’avenir de la mobilité », défend Aurélien Bigo

Aller travailler, faire les courses, partir en vacances, récupérer les enfants à l’école, acheter le pain… Bien souvent, le réflexe est d’attraper les clés de sa voiture et go, c’est parti. Comment est-elle devenue l’un des outils centraux de nos mobilités ? Et, surtout, comment sortir de cette dépendance, à l’heure où décarboner les transports devient une urgence de la transition énergétique ?

Le sujet est sensible, le mouvement des Gilets jaunes l’a montré. Dans Voitures (Tara Editions) à paraître jeudi prochain, Aurélien Bigo, chercheur associé à la chaire Energie et prospérité, spécialiste de la transition énergétique des transports, en pose tous les enjeux. Sans oublier celui de la voiture électrique, loin d’être la réponse magique à tout. Il répond à 20 Minutes.

Aurélien Bigo, chercheur indépendant associé à la chaire Energie et Prospérité et auteur de "Voitures "(Tana Editions) à paraître le 25 mai.
Aurélien Bigo, chercheur indépendant associé à la chaire Energie et Prospérité et auteur de « Voitures « (Tana Editions) à paraître le 25 mai. – www.sylvainsantoro.fr

Comment se caractérise cette ère de l’hypermobilité dans laquelle vous dites que nous sommes aujourd’hui ?

Les distances de déplacements sont aujourd’hui beaucoup plus élevées qu’il y a deux siècles. En moyenne, nous faisons toujours trois trajets chaque jour et y passons environ une heure. Mais comme on a multiplié notre vitesse par dix, on a augmenté d’autant les distances parcourues. Les Français font ainsi 26 km par jour en moyenne pour leurs trajets du quotidien, type domicile-travail. En ajoutant les déplacements longue distance plus occasionnels, on approche bien plus des 50 km parcourus par jour. C’est ça, l’hypermobilité : un net élargissement de nos horizons permis par une accélération des mobilités motorisées ces 70 dernières années. De l’avion au TGV en passant par les navires et la voiture.

C’est cette dernière qui a raflé la mise ?

Très largement. Elle est utilisée aujourd’hui pour les deux-tiers des trajets que nous réalisons. C’est l’objet central de nos mobilités et tout s’est joué au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. On est passé d’une voiture pour 25 habitants en 1950 à une voiture pour deux en 2000. Certes, elle procure de nombreux avantages : des trajets de porte à porte, rapides, pratiques et flexibles. Mais ce boom de la voiture a aussi été permis par la hausse du niveau de vie de vie des ménages et l’accès pendant longtemps à un pétrole abondant et peu cher. Enfin, nos politiques publiques ont également contribué à cette diffusion à grande échelle de la voiture. Elles lui sont généralement favorables, que ce soit en matière de fiscalité, de réglementation, d’aides publiques à l’industrie automobile, mais aussi de construction d’infrastructures. On a adapté l’espace public à la voiture. Sans les autoroutes, il y aurait forcément moins de trajets longue distance qui se feraient en voiture.

On paie cher cette dépendance à la voiture ?

Oui et on n’a pas toujours en tête tout le spectre de ces impacts négatifs. On a souvent tendance à tout résumer à l’enjeu climat et aux émissions de gaz à effet de serre que les voitures émettent. C’est un enjeu central, mais il y en a d’autres. Notamment l’extraction de ressources et de matières premières qu’implique leur fabrication. La voiture consomme également beaucoup d’espaces : 1,1 million de km de routes sillonnent l’hexagone et il faut y ajouter les places de stationnement. Ces espaces sont pris sur la nature, avec des impacts majeurs sur la biodiversité dont les territoires se retrouvent ainsi rognés et fragmentés. Cette artificialisation des sols complique aussi l’adaptation au changement climatique. La surface sombre des infrastructures routières absorbe la chaleur et accentue les effets d’îlots de chaleur urbains.

La voiture est aussi un enjeu social. En posséder une revient, en moyenne, à 4.000 euros par an. Elle est loin d’être accessible à tous. S’ajoutent les impacts sur la santé liés à pollution sonore et de l’air ou encore à la sédentarité. Nos modes de vie ont bien souvent évacué les efforts physiques de notre quotidien, si bien que le temps déplacement devient une opportunité de faire un peu d’exercice. Ce n’est pas le cas si on prend la voiture. Enfin, il ne faut pas oublier les accidents de la route. S’ils ont beaucoup baissé depuis les années 1970, ils sont toujours responsables d’environ 3.000 décès par an en métropole.

Peut-on dire, avec certitude, que l’électrique est l’avenir de la voiture ?

Dans ce contexte où le changement climatique est le premier défi que nous avons à relever, alors oui, l’électrique est l’avenir de la voiture. Du moins dans les pays où la production d’électricité est largement décarbonée. Certes, la fabrication d’un véhicule électrique et de sa batterie émet aujourd’hui plus d’émissions de gaz à effet de serre que celle d’une voiture thermique. En revanche, sur l’usage, le rapport s’inverse nettement. Sur l’ensemble de son cycle de vie alors, soit la quinzaine d’années qui s’écoulent entre sa fabrication et sa mise à la casse, une voiture électrique émet deux à cinq fois moins d’émissions que la voiture au pétrole.

Ça ne veut pas dire qu’elle soit « zéro émission », expression trompeuse qu’on entend bien souvent. Surtout, ça ne veut pas dire, non plus, qu’elle soit la réponse pertinente à tous les enjeux. La voiture électrique consomme par exemple, pour sa fabrication, davantage de ressources minérales, contribue plus fortement à la toxicité des eaux… Elle occupe aussi toujours autant d’espaces. Même sur la pollution de l’air, elle n’est qu’une réponse partielle. Ainsi, 59 % des particules fines qu’émet un véhicule ne proviennent pas du pot d’échappement, mais de l’abrasion des freins et du contact des pneus avec la chaussée. Que la voiture soit thermique ou électrique, ça ne change pas grand-chose.

Il ne faut donc pas se contenter de remplacer nos 38 millions de véhicules thermiques par autant d’électrique ?

Ce serait la pire des erreurs. Si l’électrique est l’avenir de la voiture, celle-ci n’est pas l’avenir de la mobilité. Il faut parvenir à lui redonner sa juste place, ne plus en faire le couteau suisse de nos mobilités. C’est tout le paradoxe d’ailleurs : la voiture est conçue pour transporter cinq personnes, peut rouler jusqu’à 180 km/h, affiche plusieurs centaines de km d’autonomie… Mais on l’utilise le plus souvent pour nos trajets du quotidien, qui dépassent rarement la dizaine de kilomètres, que nous faisons seuls, à moins de 80 km/h… Il nous faudra à l’avenir examiner bien précisément nos besoins de mobilités. Quelle longueur ? Quelle fréquence ? Quelle charge à transporter ? Combien de passagers ? Puis mettre en face toute une palette de solutions alternatives à la voiture. Finalement, le choix est déjà important : à pied, à vélo, en transport en commun, en train, en covoiturage, en autopartage, sans oublier les véhicules intermédiaires, ces modes de transports à mi-chemin entre le vélo et la voiture et qui commencent à éclore en France. Soyons clairs : la voiture ne va pas disparaître. Mais alors qu’elle est utilisée dans deux tiers de nos trajets aujourd’hui, il faudrait passer ce ratio à un tiers.

Progresse-t-on dans cette direction ?

Il y a quelques avancées tout de même. Ce serait exagéré de dire qu’on est toujours dans la politique du « tout bagnole ». Un exemple : pour sortir de la dépendance à voiture, un premier enjeu est de réduire les distances. Cela passe notamment par un meilleur aménagement du territoire qui rapproche les lieux d’habitat de ceux de travail et de consommation. L’objectif de zéro artificialisation nette que s’est fixé la France [pour 2050], va dans ce sens en poussant à bien plus de réflexion à donner à la voiture. Il y a aussi ces investissements en cours et à venir pour développer le vélo, le ferroviaire, le covoiturage… Mais les montants restent encore insuffisants. Surtout, en parallèle, on continue toujours en France à investir dans les modes les plus polluants et à encourager l’hypermobilité. Il y a toujours des projets d’extension d’aéroport, de contournements routiers, de nouvelles autoroutes… Il manque encore cette cohérence globale dans les politiques de transport.