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Guerre en Ukraine : Des centres pour « stabiliser » les soldats qui « ne pouvaient pas imaginer ce qu’ils verraient »

En Ukraine, « tous les soldats finiront par atteindre leur point de rupture », avertit la psychologue Tatiana Larina. Plus d’un an s’est écoulé depuis la décision de Vladimir Poutine d’envahir le pays. A coup de bombardements et de destructions aveugles, la violence de la guerre anéantit les corps. Mais aussi les esprits. Pour soutenir ces hommes qui côtoient la mort et la désolation, parfois durant de longs mois sans interruption, des dispositifs ont été mis en place.

A Kiev, le centre Lisova Poliana existe depuis plus de trois ans et ambitionne de soigner les blessures « invisibles » des soldats. Plus à l’Est, à Kharkiv, Oleksandr Vasilovsky a décidé d’ouvrir un centre de santé mentale pour les soldats, conscient d’être face à des besoins exponentiels avec l’invasion russe. Depuis juin, entre 80 et 100 combattants se réunissent chaque semaine dans cette structure où leur sont prodigués des soins physiques et psychologiques. Propulsé chef adjoint des armées de Kharkiv sur les questions psychologiques après l’invasion russe, Oleksandr Vasilovsky explique qu’il « devait inventer quelque chose pour stabiliser l’état émotionnel et psychologique des soldats ».

« On rétablit le pouvoir de combattre »

Dana Mourzova, l’une des psychologues du centre Lisova Poliana de Kiev insiste, elle aussi, sur l’importance de la « stabilisation ». La structure soigne des vétérans mais aussi des soldats qui devront retourner au front, pour qui une « thérapie légère est recommandée ». « Ils ne peuvent pas tout régler car les avancées effectuées seraient perdues après le retour au front », analyse-t-elle. Avec des sessions, de l’art-thérapie, des exercices de relaxation, du yoga, de la kinésithérapie ou encore de l’acuponcture, « on ne résout pas le problème mais on les stabilise ». Au centre de Kharkiv, l’ensemble des 2.500 soldats déjà accueillis sont ensuite renvoyés au front. Oleksandr Vasilovsky montre le lac d’un geste alors qu’un soldat se balade près de l’eau avec son fils. « C’est ce qu’il faut pour un soldat », affirme-t-il.

Le lac qui jouxte du centre de Kharkiv au sein duquel plus de 2.500 soldats sont passés depuis juin.
Le lac qui jouxte du centre de Kharkiv au sein duquel plus de 2.500 soldats sont passés depuis juin. – Diane Regny

Le lieutenant-colonel est conscient de l’importance du moral dans l’issue d’une guerre. « Ici, on rétablit le pouvoir de combattre des soldats. On les remet sur pied. » Oleksandr Vasilovsky a fait l’expérience de la brutalité psychologique de la guerre fin 2015, quand sa brigade, déployée treize mois sans rotation a subi une vague de suicides. « Chaque suicide provoque la panique et démoralise toute l’unité. Or, sans moral, aucune arme n’est utile », martèle le militaire de 43 ans. La formule pensée pour être « la plus rapide possible » mêle des exercices physiques à du soutien psychologique. Mais aussi des méthodes moins scientifiques comme l’aromathérapie, la méditation dans des salles aux murs de sel ou le sommeil sous électrodes.

« On ne peut pas se préparer à la guerre »

Qu’elles soient prouvées ou non, les méthodes déployées pour soutenir la psyché des soldats sont essentielles. « Ça me fait du bien », confie Nazar, devant le centre de Kiev. Le jeune homme de 25 ans a été blessé au front par une mine tombée d’un drone. Sur le trajet qui le conduit à son bus, le militaire se remémore ces éclats d’obus qui l’ont touché au pied, à la fesse et à l’intestin. L’un de ses frères d’armes est mort dans l’explosion. « Le premier mois, j’en faisais des cauchemars la nuit et j’avais des flash-backs la journée. Le plus dur, c’était la nuit. C’était terrifiant », admet-il, le visage fermé. « Il y a énormément de morts. Quand les soldats voient leurs amis mourir, ils sont terrifiés, ils se renferment. Il devient extrêmement difficile de communiquer avec eux et de les envoyer au front », explique Tatiana Larina. La psychologue travaille avec les officiers afin de les aider à gérer les implications mentales de la guerre ainsi que les conflits dans leur brigade.

« Même ceux qui sont partis en toute conscience ne pouvaient pas imaginer ce qu’ils verraient. On ne peut pas se préparer à la guerre », insiste la professionnelle. A l’abri derrière les portes des psychologues qui officient au centre de Kiev, les histoires se dévoilent. Toutes différentes dans leurs contours, toutes similaires dans leur violence. « Le plus souvent, on note un épuisement psychologique, ils sont fatigués d’avoir été si longtemps au front. Le deuil d’un camarade est aussi un sujet récurrent, tout comme l’hypervigilance qui les poussent à se sentir en insécurité permanente », détaille Dana Mourzova dans son bureau. Dans la pièce attenante, sa collègue discute avec un soldat. En toute confidentialité. Pour les aider à gérer l’angoisse, les psychologues leur donnent des clefs de relaxation comme la « respiration en carré ». « Tu expires trois secondes, tu retiens trois secondes, tu inspires trois secondes et tu retiens trois secondes. »

« On n’est pas des tout-petits, on a tout vu ! »

Dans la salle commune, Vakthan balaye d’un rire les exercices de respiration des psychologues. « Moi, je pense à la façon dont je vais tuer des Russes. Ça m’aide bien plus à dormir ! », s’exclame le militaire de 38 ans en enfournant la dernière bouchée de son goûter. Les mots « Tout sera à l’Ukraine » surplombent les espaces de jeux, du ping-pong à la table de billards. Assis sur un muret, Vakhtan attend son tour. Le colosse tatoué se trouve au centre Lisova Poliana depuis dix jours. « Regarde-moi, qui pourrait me faire du mal ? Je me bats depuis 2014. On m’a tiré dessus avec tout mais je suis impossible à tuer. Je renais toujours ! » Dans les couloirs des centres, les militaires semblent pratiquement tous convaincus de ne vivre aucun traumatisme.

« Dans les brigades, on a des psychologues qui surveillent l’état psychologique des soldats. Quand un soldat atteint un point critique en matière de stress, d’idées noires ou de peur par exemple, il est inscrit sur une liste et vient ici », explique pourtant Oleksandr Vasilovsky. Dans le centre de Kharkiv, Yuriy, attaché de presse de la 46e brigade, évacue la question : « Je ne suis pas traumatisé, j’ai été préparé, je m’y attendais. On n’est pas des tout-petits, on a tout vu ! » Adossé à la pergola, Mykhailo renchéri : « J’ai beaucoup hésité à venir, je n’ai aucun problème psychologique et j’avais beaucoup de travail. »

Le pouvoir du déni

L’homme de 53 ans a été déployé à Bakhmout et Soledar où il est en charge de lancer des mines. « Il souffrait de tremblements », souffle Oleksandr Vasilovsky après l’entretien. « Aucun soldat n’admet qu’il est traumatisé comme aucun alcoolique n’admet qu’il est alcoolique », enchaîne-t-il. Alors, les psychologues qui choisissent les militaires à « remettre sur pied » prennent des chemins de traverse pour les convaincre. « Ils ne leur disent pas qu’ils sont traumatisés. Ça serait humiliant et provoquerait une résistance », note le lieutenant-colonel. Les militaires croisés au détour des couloirs invoquent presque tous une blessure physique.

Dans les centres, tous les hommes doivent suivre des thérapies collectives comme individuelles. « C’est dans le programme. Tout le monde le fait, donc ils ont moins peur du jugement des autres grâce à ça », explique Dana Mourzova. La psychologue insiste aussi sur ce qu’ils pourraient apporter à leurs frères d’armes. Une technique qui convainc même les plus réticents. « Elles aident beaucoup mon copain avec qui je suis venu », approuve Vakhtan. « On a découvert beaucoup de choses ici qui vont nous permettre d’aider les collègues », se félicite Mykhailo. « Parce qu’on en a vu des crises d’angoisse sur le front », ajoute Yuriy dans un échange de regard complice avec son collègue.

Les jalons psychologiques d’une vie civile à venir

Les professionnels des centres pour soldats sont conscients de confectionner un rapiéçage temporaire pour leurs patients. « L’une de nos priorités est de leur montrer que le travail des psychologues n’est pas terrifiant et qu’il peut les aider. Il faut les préparer à la stabilisation à venir. Très souvent ils pensent que c’est une marque de faiblesse mais, heureusement, ça passe rapidement », explique Dana Mourzova. Oleksandr Vasilovsky estime qu’il faut « absolument éviter que nos soldats aient le même destin que les soldats américains après la guerre du Vietnam ». Une grande étude financée par le gouvernement américain estime que près d’un tiers d’entre eux souffrait de stress post-traumatique après le conflit.

« A la fin de la guerre, la plupart des soldats admettront leurs traumatismes et travailleront sur leur réhabilitation. Certains devront être forcés », analyse le lieutenant-colonel. Le travail de ces centres ou encore de la psychologue Tatiana Larina permet donc de soulager la psyché des militaires ukrainiens mais aussi de poser les jalons d’une santé mentale saine au sortir de la guerre. « Ils auront tous des problèmes pour revenir à une vie normale. La guerre est une rupture psychologique pour eux mais le retour à une vie normale le sera aussi », prévient-elle. Certains « resteront des soldats » alors qu’il n’y aura plus de combat à mener. Mais, centre par centre, psychologue par psychologue, l’Ukraine travaille afin d’éviter qu’ils ne restent éternellement piégés dans le cauchemar de la guerre.