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Etats-Unis : Fox News, un empire dans la tourmente mais toujours aussi influent

De notre correspondant aux Etats-Unis,

Des conversations internes jetées en pâture sur la place publique. Un chèque record de près de 800 millions de dollars pour éviter un procès potentiellement dévastateur. Un animateur vedette limogé sans raison explicite dans la foulée. Un trou d’air dans les audiences en prime time. Et des questions sur son avenir, avec une guerre de succession qui se profile. Fox News, la chaîne américaine conservatrice toute-puissante, semble fragilisée par les répliques du séisme provoqué par les poursuites en diffamation du fabricant de machines à voter Dominion. Mais l’empire de Rupert Murdoch « reste plus influent que jamais », prévient d’emblée Robert Greenwald, réalisateur du documentaire Outfoxed, sorti il y a presque vingt ans.

La semaine dernière, alors que l’audience du procès en diffamation intenté par Dominion à Fox News devait commencer, on donc a assisté à un coup de théâtre : le juge a annoncé que les deux parties avaient conclu un accord. Pour Fox, la facture de 787 millions de dollars est salée. Mais entre ses assurances et des déductions fiscales, ce règlement devrait coûter beaucoup moins à la chaîne, qui dispose de 4 milliards de dollars de cash dans ses coffres. Et il ne représente qu’une fraction des 2,8 milliards de dollars de bénéfices annuels de la division Cable Network Programming du groupe.

« Rupert Murdoch est pragmatique, c’était juste une décision de business », estime Greenwald. La Cour a souligné que certaines affirmations proférées à l’antenne sur un piratage ou des manipulations des machines à voter de Dominion, lors du duel entre Trump et Biden, étaient « fausses ». Fox News en a « pris acte » mais n’a pas été contrainte de s’excuser à l’antenne. La chaîne reste toutefois sous la menace des poursuites similaires d’un autre fabricant de machines à voter, Smartmatic.

La tempête « Tucker »

L’autre surprise est arrivée lundi dernier. « Fox News Media et Tucker Carlson se sont mis d’accord pour se séparer », a annoncé la chaîne dans un communiqué laconique. Un coup de tonnerre alors que le polémiste, qui dressait quotidiennement le portrait d’une Amérique blanche menacée par « le Grand remplacement », était l’un des rois des audiences de Fox, avec 3 millions de téléspectateurs en prime time. Sur Twitter, ce dernier a promis de bientôt revenir ailleurs.

A-t-il payé ses SMS – révélés par les poursuites de Dominion – dans lesquels il disait détester « avec passion » Donald Trump et qualifiait l’avocate complotiste Sidney Powell de « cunt » (un terme vulgaire, sexiste, et quasi-interdit aux Etats-Unis) ? Rupert Murdoch en a-t-il eu assez de son soutien dérangeant à Vladimir Poutine, régulièrement célébré à la télévision russe, ou de ses tirades ultra-religieuses, avec des appels à la prière, comme l’affirme Vanity Fair ? Fox News a-t-elle pris les devants face aux poursuites engagées par une ex-productrice de Carlson, Abby Grossberg, qui a dit avoir été victime de sexisme et d’antisémitisme, et dispose de dizaines d’heures d’enregistrements de conversations privées potentiellement problématique entre des animateurs de Fox et des invités comme Rudy Giuliani ? Les médias américains bruissent de spéculations.

Ce qui est certain, c’est que le départ de l’animateur provoque, dans l’immédiat, un trou d’air dans les audiences de Fox. Mercredi soir, son remplaçant temporaire, Brian Kilmeade, a rassemblé deux fois moins de téléspectateurs et s’est fait battre par CNN et MSNBC. Et la chaîne conservatrice concurrente Newsmax a multiplié ses chiffres par trois, avec 500.000 personnes devant leur écran à 20 heures.

Ce n’est pas la première fois que Fox News connaît des turbulences. Et la chaîne a toujours réussi à se relancer, notamment après le limogeage de son patron emblématique, Roger Ailes, puis de son animateur vedette, Bill O’Reilly, en 2016 et 2017, dans un vaste scandale de harcèlement sexuel. C’est d’ailleurs Tucker Carlson, à l’époque loin d’être le MVP des audiences, qui avait repris son créneau et fini par faire de l’ombre à l’autre tête d’affiche et proche de Donald Trump Sean Hannity.

L'ancien patron de Fox News, Roger Ailes, décédé en 2017, et l'ex-animateur de la chaîne Bill O'Reilly.
L’ancien patron de Fox News, Roger Ailes, décédé en 2017, et l’ex-animateur de la chaîne Bill O’Reilly. – Sipa

La force de Fox News, c’est que le message est au final plus important que le messager. Et sa table ronde The Five, qui a détrôné Tucker Carlson Tonight en tant qu’émission la plus regardée de la chaîne l’an dernier, fait office d’incubateur de talents, avec des présentateurs qui décrochent ensuite leur programme en solo, comme Jesse Watters.

Plus de vingt ans de domination et d’influence

Lancé en 1996, Fox News avait explosé sous la présidence de George W. Bush, notamment avec l’invasion de l’Irak en 2003. Depuis une vingtaine d’années, c’est la chaîne d’info la plus regardée du câble aux Etats-Unis, avec des audiences en prime time qui dépassent régulièrement celles de CNN et de MSNBC combinées.

Un temps boycottée par Donald Trump lors de la présidentielle de 2020 pour avoir été la première à annoncer la victoire de Joe Biden dans l’Arizona, la chaîne conservatrice a vu ses concurrentes Newsmax et One America News Network (OANN) s’envoler. Mais Rupert Murdoch les a suivies dans le complotisme et la surenchère, et la chaîne a stoppél’hémorragie. Quid des bruits de couloir sur des annonceurs frileux, qui délaissent la chaîne malgré ses audiences ? Le secret de Fox, c’est que deux tiers de son chiffre d’affaires proviennent en réalité des frais d’affiliation et de distribution que lui paient les câblo-opérateurs comme DirecTV ou Spectrum pour inclure la chaîne dans leurs bouquets. La publicité ne représente qu’un quart de ses revenus.

La chaîne va-t-elle garder son cap ? « Fox a besoin d’une audience plus fervente que jamais. On peut s’attendre à voir la chaîne faire monter la température de l’extrémisme », écrit dans un édito Angelo Carusone, patron de l’organisation pro-démocrate Media Matters for America.

Robert Greenwald, lui, dénonce « l’impact terrible de Fox News sur la politique et la démocratie américaine, avec des commentateurs qui deviennent des orateurs à des meetings politiques et propagent des mensonges à l’antenne, d’une manière que personne n’aurait crue possible il y a vingt ans ». Selon lui, « la distorsion » du début des années 2000 a laissé place « à une propagande qui attise les flammes de la paranoïa », et à des élus républicains qui ont « peur de la chaîne ». « Donald Trump n’aurait jamais eu autant de succès sans le mégaphone Fox News », juge le réalisateur.

Même s’il ne semble pas complètement épouser les positions les plus extrême de Fox News, Rupert Murdoch « a toujours été motivé par la quête du gain et du pouvoir », estime Greenwald. Mais à 92 ans, le magnat devra forcément passer la main à ses enfants dans un futur proche. Avec une potentielle bataille en vue entre son fils aîné, Lachlan Murdoch, actuel directeur général de Fox Corp, et son cadet James, qui serait, selon Vanity Fair, « horrifié » par les dérives complotistes et nationalistes de la chaîne familiale, avec leur sœur Elizabeth en arbitre. Robert Greenwald, lui, préfère « regarder la dernière saison de Succession », la série de HBO qui ne cache pas ses inspirations.