Belgique

En Belgique, le prix de centaines de médicaments est fixé dans des contrats secrets : « Le système va coûter un milliard aux contribuables »

Notre préliminaire : l’investigation complète est à retrouver dans le magazine Moustique de ce mercredi 20 septembre !

En appliquant des prix justes pour ses médicaments, la Sécurité sociale pourrait économiser chaque année plus d’un milliard d’euros (estimation de Solidaris). À la place, cette somme astronomique finit dans les poches de Big Pharma sous forme de surprofits. Cette industrie profite en effet d’un manque de transparence structurel basé sur des contrats secrets en béton. Certes, l’État belge a besoin des entreprises pharmaceutiques. Elles sont innovantes et leurs recherches sont essentielles pour la santé publique. Sans oublier les milliers d’emplois qu’elles génèrent.

Mais leur poids hors norme défie le budget de l’État fédéral ainsi que notre système démocratique. La vice-présidente de la Mutualité chrétienne Élisabeth Degryse ose ce résumé: “Il y a une espèce de mainmise de l’industrie pharmaceutique sur les mécanismes de négociation des prix qui nous rendent dépendants de ses exigences. Rien n’est transparent et cette non-transparence nous pose problème puisque la Sécurité sociale est constituée de l’argent de l’ensemble des citoyens.” Durant quatre mois d’investigation, nous avons rencontré une dizaine d’experts et de représentants de ministres, de mutualités, du monde académique, du Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE), de l’Inami et même de l’industrie. Certains, comme Anne Hendrickx, représentante de Solidaris au sein de la Commission de remboursement des médicaments (CRM), ont accepté de témoigner à visage découvert. Beaucoup d’autres l’ont fait anonymement en raison de clauses de confidentialité (lire encadré). Et puis, il y a eu les refus d’acteurs de premiers plans. Ceux-là ont prétendu vouloir se concentrer sur “la valeur thérapeutique des médicaments” sans commenter les “aspects budgétaires”. Ou bien ils estimaient que la “complexité de la problématique ne [permettait] pas d’expliquer le système clairement”. Cela ne fait aucun doute: le système est décidément complexe. Mais parce que, rien qu’en 2023, il va une fois de plus coûter un milliard aux contribuables, il méritait justement d’être investigué.

Frank Vandenbroucke
Frank Vandenbroucke ©Jean Luc Flemal

Avant de plonger dans les conventions secrètes, reprenons les bases. De nombreux traitements coûtent des milliers d’euros, voire des millions. Si les patients devaient en assumer la charge complète, ils seraient tout simplement incapables de se soigner. Ce ne serait pas non plus dans l’intérêt des firmes qui ont besoin de “consommateurs”. Elles déposent dès lors un dossier à la Commission de remboursement des médicaments (CRM). Cette CRM envoie ensuite un avis au ministre des Affaires sociales, actuellement Frank Vandenbroucke. Sur base de cet avis, le ministre décide si la Belgique remboursera ou non le médicament. On est encore loin du cœur du problème, mais un premier malaise apparaît déjà: le ministre n’est pas contraint de suivre l’avis de la CRM. Il décide seul et son partenaire de coalition en charge du budget, en l’occurrence la secrétaire d’État Alexia Bertrand, se contente d’entériner la décision.

Le ministre des Affaires sociales a certes ­beaucoup de pouvoir discrétionnaire. On peut s’en inquiéter, mais au moins l’accord est transparent. “Si le ministre prend une décision différente de celle de la CRM, il doit la motiver et il risque des pressions, y compris de l’opinion publique”, commente l’économiste de la santé Philippe Van Wilder. Alors où est le vrai et grand problème? Il concerne des cas de moins en moins particuliers. Des centaines de médicaments innovants échappent à ce contrôle populaire. Leur prix est fixé dans des contrats secrets, hors de tout contrôle.

Comment fonctionne ce système opaque?

Tous les États européens connaissent des problèmes de transparence quant aux prix des médicaments, mais la loi qui régit le système belge est très particulière. Depuis 2011, un contrat secret peut être demandé par les firmes pharmaceutiques. Le but premier de cette législation était de permettre aux patients de profiter plus rapidement de nouveaux médicaments. Des médicaments pour lesquels il persiste des incertitudes thérapeutiques ou dont la valeur ajoutée par rapport aux produits déjà sur le marché n’a pas encore été complètement démontrée. En résumé, l’État se protège. De cette manière, si le médicament, par exemple, n’est pas aussi efficace que le prétend l’entreprise, il peut réclamer une réparation. Cela semblait se révéler très utile notamment pour les médicaments “orphelins” (destinés aux maladies rares), ou particulièrement innovants.

Les prix cachés

En pratique, les contrats sont aussi utilisés pour une autre raison non prévue par la loi: dissimuler les prix réels. L’intérêt pour Big Pharma est évident. “Si le prix réel est connu, cela affecte la position d’une firme dans d’autres pays européens. Si le tarif de son produit baisse en Belgique, les voisins vont exiger des réductions. Un effet domino va éroder les prix. Il est donc dans l’intérêt des firmes de dissimuler les prix réels”, décrypte Philippe Van Wilder.

Comment s’y prennent les entreprises pour cacher les prix de leurs médicaments? Elles utilisent des dispositions légales belges. Le contrat obtenu, les prix sont protégés par des clauses solides, synonymes d’un gigantesque manque de transparence. En voici les détails… Une fois la demande de contrat déposée, le “Groupe Travail Contrat” (GTC) poursuit les négociations sur base de l’avis de la Commission de remboursement. Mais comme “la loi est mal ficelée”, selon un ancien membre de ce GTC, “il est assez simple de manipuler les dossiers pour entrer dans une des catégories prévues par la législation, car aucun critère clair et transparent n’est applicable”. C’est du cas par cas. Par exemple, à partir de quelle “valeur thérapeutique” un médicament peut-il faire l’objet d’un contrat secret? La loi ne le dit pas. Lorsqu’on lui a posé la question, le cabinet Vandebroucke s’est contenté de nous rediriger vers le texte législatif qui ne comporte aucun critère précis… Manifestement, tout se décide “au doigt mouillé”, selon l’expression d’un membre de la CRM.

Même si un accord est trouvé avec la firme au sein du Groupe Travail Contrat, même si le ministre suit cet avis, un problème d’opacité demeure. Aucun des 12 membres du GTC n’a en effet le droit de révéler le contenu du deal, à personne et sous aucun prétexte. Pas même aux membres de la Commission de remboursement des médicaments qui ont instruit le premier rapport. “On aurait pourtant besoin de connaître les prix réels, glisse une membre de la CRM, Anne Hendrickx, qui s’interroge: “Comment estimer correctement le prix juste si on ne connaît pas le prix d’autres produits similaires ou de précédentes versions d’un médicament?”

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©Copyright (c) 2017 Sebastian Duda/Shutterstock. No use without permission.

Ce manque total de contrôle permet de coûteuses dérives pour notre Sécu. Un autre membre de la CRM l’illustre en nous expliquant comment une entreprise pharmaceutique peut augmenter son poids pourtant déjà très lourd dans les négociations. Les deals secrets ont une date d’échéance. Par conséquent, les firmes redéposent fréquemment des dossiers pour renouveler leur convention. C’est à ce moment-là que Big Pharma devient manipulateur. Prenez une bonne respiration: on vous explique. L’industrie proposerait parfois un prix qu’elle présente comme inférieur à celui du premier passage quelques années plus tôt. Ce “premier prix”, la Commission ne peut évidemment pas le vérifier dans l’accord précédent puisque les contrats sont secrets. Pensant obtenir une réduction notable, la CRM peut in fine rendre un avis positif pour la nouvelle offre de prix. Comme le ministre ne descend jamais sous le prix recommandé par la CRM, les entreprises pharmaceutiques peuvent bénéficier de prix de plus en plus “injustes”. Les membres de la CRM ne sont évidemment pas naïfs. Ils connaissent le jeu de l’industrie. Pour autant, ils n’ont pas les cartes nécessaires pour le contrer…

La conséquence est dramatique, car ce système permet à l’industrie d’éternellement gonfler les prix de ses médicaments. “En tant que représentant de mutuelle, on essaie de jouer notre rôle au sein de ces organes consultatifs, de défendre les patients, de prôner un modèle raisonnable pour toutes les parties. Or les marges de l’industrie se comptent en milliards. Ce n’est pas raisonnable. Pour autant, les entreprises ne font aucun pas vers nous et font tout pour augmenter les prix”, scande un membre mutualiste de la CRM.

Un manque de contrôle démocratique

La faille démocratique s’accentue davantage lorsque aucun terrain d’entente n’est trouvé au sein du Groupe Travail Contrat. En fait, l’évaluation effectuée par la Commission des remboursements des médicaments et le GTC n’est que consultative. Certes, leurs rapports servent de base à la prise de décision, mais le ministre des Affaires sociales peut passer outre tous les avis et négocier en direct avec la firme.

Logiquement, l’entreprise demandeuse concentre dès lors son lobbying sur un seul individu: le représentant du ministre au sein de la CRM, du GTC ou de ce que l’on appelle informellement le “groupe décisionnel”, voire directement auprès du ministre lui-même. Au moins deux personnes se chargent à tour de rôle de représenter le ministre au sein de ce groupe décisionnel. Le cabinet n’a pas confirmé leurs identités, c’est pourquoi nous ne les divulguons pas ici, mais nous les connaissons. On peut se rassurer. Aucun ne semble être en situation de conflit d’intérêts. Ils ne sont pas des jouets du Big Pharma. Il n’empêche que ce sont eux qui rédigent les comptes rendus à transmettre au ministre ou à son chef de cabinet. Ces derniers n’assistent pas aux réunions. Même si on suppose qu’ils gardent leur esprit critique, ils font le plus souvent confiance à ces deux représentants qui peuvent pourtant écrire ce qu’ils veulent dans les rapports. Le ministre n’a évidemment pas l’occasion d’en vérifier tout le contenu…

Coût total des médicaments sous contrats secrets
Coût total des médicaments sous contrats secrets ©IPM Graphics

Si le ministre accepte le deal de la firme, la Secrétaire d’État du budget doit encore entériner la décision. Elle suit généralement son collègue même si, nous affirme son cabinet, “ceci ne signifie pas que la secrétaire d’État suivra toujours l’avis du ministre de la Santé publique”. Certains contrats sont signés au niveau de ce “Groupe décisionnel” malgré l’opposition des membres du Groupe Travail Contrat. Dans ces cas, le GTC est informé du deal bouclé mais ne peut plus rien faire, que cet accord lui plaise ou non, que le remède à la plus-value parfois contestable soit surpayé ou non. Il est également impossible pour le Parlement ou la Commission de remboursement des médicaments de consulter le contrat.

Combien les contrats nous coûtent-ils?

Ce mécanisme de dissimulation des prix est une porte ouverte aux abus et ils sont malheureusement de plus en plus importants. L’évolution des chiffres est hallucinante. Depuis l’application de loi en 2011, le coût des contrats secrets a été multiplié par 368 (!), passant de 8,7 millions d’euros à environ 3,2 milliards d’euros cette année (calcul basé sur la “note des estimations techniques de l’Inami” datant de juin 2023). Les remèdes sous contrats secrets représentent 54,5 % des dépenses pour les médicaments dans les hôpitaux et 13,4 % en officine publique (rapport Morse, 2021). Le poids des contrats secrets sur le budget de la Sécu est donc gigantesque. Cette hausse s’explique par le fait que le nombre de contrats augmente année après année: 17 demandes en 2011 contre 98 en 2021 (derniers chiffres officiels).

De fausses ristournes

Le calcul ne peut toutefois s’arrêter là, car un mécanisme de compensation a été mis en place – comme si le système n’était pas déjà assez compliqué comme cela… Ainsi, chaque médicament sous contrat a un “prix public” et un “prix réel”. Le premier peut être consulté sur le site de l’Inami. Le second est celui inscrit dans des contrats secrets impénétrables.

Prenons un exemple pour illustrer ce mécanisme contre-intuitif à certains égards où il est question de “ristourne” pour cacher des coûts supplémentaires. Le Sovaldi est un traitement contre l’hépatite C. Son prix public affiche 52.380 euros. Mais ce médicament fait l’objet d’un contrat secret. L’État va débourser moins que ce prix public parce qu’il a obtenu une ristourne. Oui, moins. Oui, une ristourne. En fait, au moment du deal, la Sécu avance l’argent. Elle récupère par la suite une “compensation financière”. C’est comme une remise faite à un bon client par un commerçant qui veut récompenser sa fidélité, peut-être même sa docilité. Cela ne signifie pas pour autant que l’État a merveilleusement bien mené ses négociations.

Reprenons le cas Sovaldi, produit de Gilead Sciences négocié en 2015. Cette année-là, la ristourne moyenne de tous les médicaments sous conventions confidentielles était de 12,2 %. Si on part du principe que la compensation du Sovaldi était dans la moyenne, la Belgique aurait payé 45.990 euros au lieu des 52.380 euros annoncés publiquement. Cela reste probablement bien au-delà du prix juste. Quel aurait été ce prix juste? C’est la question à 1 milliard (le surprofit estimé de l’industrie). Mais ça tombe bien, on a pu l’estimer pour plusieurs produits pharma.

À quel point les prix des médicaments sont-ils gonflés?
À quel point les prix des médicaments sont-ils gonflés? ©Moustique

(*Les prix sont des estimations, car les contrats sont secrets et, par définition, les montants réels sont confidentiels. Ces estimations ont été calculées sur base de données fournies par des experts du GTC, de la CRM, des mutualités, du KCE, de Test-achats, de l’Inami et du monde académique. Exemple de calcul pour le prix juste par patient avec le Opdivo, selon la méthode Solidaris. Coût de R&D: 47,14 € ; Coût de production: 3.600 € ; vente et information médicale: 9,43 € ; Profit de base: 292,53 € ; Prime à l’innovation: 548,49 €. Total: 4.497,58 €. Ajustement selon le contexte belge: 5.307,15 €.)

Depuis 2021, selon nos sources au sein de la CRM et de l’Inami, la ristourne moyenne dépasse les 50 %. On est donc loin des 12,2 % du Sovaldi. À nouveau, cela ne signifie pas que l’État négocie de mieux en mieux, même si les représentants des ministres le prétendent. “L’industrie applique des prix publics de plus en plus élevés”, nous informe en effet un membre académique de la CRM. En 2022, le coût des contrats se situait autour de 2,5 milliards pour une ristourne de 1,26 milliard. En 2023, la compensation sera de 1,62 milliard d’euros (chiffre définitif ). Mais si on tient compte des compensations, le coût des contrats a été multiplié par… 218, passant de 7,4 millions d’euros en 2011 à 1,6 milliard en 2023.

Le budget de la Sécu est-il en danger?

Les médicaments sous contrats, toujours plus nombreux, ont tendance à coûter de plus en plus cher. La Mutualité chrétienne s’apprête à sortir une enquête sur le prix des médicaments en octobre prochain. Cette étude dévoile des chiffres glaçants. Parmi les dix substances actives les plus chères par patient, cinq molécules sont remboursées via un contrat secret entre le ministre et la firme pharmaceutique (coût moyen par an). Si on considère le coût pour l’assurance obligatoire au complet, la proportion passe à sept sur dix. L’enjeu budgétaire est donc énorme. Solidaris a estimé que si les prix justes étaient accordés à tous les médicaments, la Sécu pourrait économiser 1 milliard d’euros sur base annuelle. Mais restons lucides: on n’est pas près de récupérer cette somme.

La comparaison entre le coût de la centaine de médicaments sous contrats secrets et le coût total de tous les autres remèdes pharmaceutiques prouve clairement que le système part à la dérive: 3,2 milliards d’euros pour les premiers contre 5,67 milliards pour les seconds en 2023. Les contrats secrets s’appliquent certes à une minorité de médicaments mis sur le marché, mais une minorité grandissante, et leur poids budgétaire explose année après année. Tout comme l’influence de Big Pharma… Pour soigner ses intérêts et ses bénéfices, l’industrie accepte même de mettre en péril les caisses de notre Sécurité sociale et donc notre démocratie. De son côté, le gouvernement accepte ce jeu perdu d’avance. Mais a-t-il seulement le choix?

La peur des clauses de confidentialité

Toutes les personnes impliquées dans la négociation des prix des médicaments signent des clauses de confidentialité. Que se passent-ils si elles les rompent? La loi ne le dit pas… Alors pourquoi cette réticence à l’idée de s’exprimer à visage découvert? Lors de nos interviews, deux raisons sont apparues. Premièrement, les raisons éthiques. Les experts respectent les règles. Deuxièmement, la crainte qu’une multinationale réclame à ces experts, parfois des experts universitaires ou des ­représentants de mutuelles, des dommages et intérêts pour infraction au droit des affaires. Et personne ne veut être attaqué par les ­équipes de choc d’avocats des multinationales milliardaires… Des membres de trois organes sont concernés: la Commission de remboursement des médicaments (31 membres: 1 président, 7 membres académiques, 8 des mutuelles, 3 des pharmaciens, 4 du corps médical, 3 de l’industrie pharma, 2 du ministre des Affaires sociales et de la Santé, 1 du ministre des Affaires économiques, 1 du ministre du Budget et 1 du Service d’évaluation et de contrôle médicaux de l’Inami; identités publiques), le Groupe Travail Contrat (12 membres: 1 représentant du ministre des affaires sociales, 1 du budget, 1 de l’Économie, 3 des mutuelles, 2 de l’entreprise demandeuse et de 1 de ses experts, 1 de l’industrie (pharma.be) et de 1 de ses experts et de la présidente de la CRM; identités secrètes) et le “Groupe décisionnel” (3 membres: 1 représentant du ministre des Affaires sociales, 1 du ministre du Budget et 1 de la firme demandeuse; identités secrètes).

La Commission de remboursement des médicaments
La Commission de remboursement des médicaments ©Moustique

–> L’investigation complète est à retrouver dans le magazine Moustique de ce mercredi 20 septembre !

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