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Pourquoi l’Argentine s’inquiète face à un « baby-boom » russe

Née il y a six jours, Luna n’est pas le premier bébé russe à naître sur le sol argentin cette année. Le pays d’Amérique latine, qui n’applique pas de sanctions contre Moscou, est en effet devenu une destination privilégiée pour de nombreux Russes désireux d’y faire naître leur enfant. Les hôpitaux publics – surtout privés – de Buenos Aires ont ainsi fait face ces derniers mois à l’arrivée massive de femmes enceintes russes sur le point d’accoucher.

Un précieux sésame en temps de guerre

La principale cause de ce “baby-boom” russe ? Le droit du sol appliqué par l’Argentine, qui permet aux enfants nés sur le territoire d’en obtenir automatiquement la nationalité. De leur côté, les parents peuvent ensuite déposer un dossier de naturalisation, dans le but d’obtenir à leur tour un passeport argentin. Un précieux sésame en temps de guerre, qui donne la possibilité de voyager dans 171 pays sans visa. Rien qu’au mois de janvier 2023, 4 523 citoyens russes sont arrivés dans le pays, contre 1 037 en janvier 2022, avant le début du conflit en Ukraine.

Ekaterina Bibisheva est influenceuse. Sur son compte Instagram, elle a raconté dans le menu détail son expérience en Argentine, dont elle vante principalement le système de santé, d’excellente qualité et peu coûteux. Parmi les avantages, explique-t-elle, il y a aussi l’ambiance “relax” de l’Argentine, et également, ce fameux droit du sol. “Est-ce que je suis venue accoucher ici pour le passeport ? Non. Mais évidemment que j’aimerais l’obtenir, cela nous donnerait beaucoup d’opportunités. Et puis, contrairement à de nombreux pays, les Russes sont bien reçus ici”, argumente la jeune femme qui envisage “peut-être” de s’installer définitivement dans ce pays d’adoption.

« Pour éviter le scénario du pire, Vladimir Poutine va chercher à geler la guerre en Ukraine »

Des agences de “tourisme de naissance”

Le “rêve argentin” de cette Russe originaire de la ville de Kazan a commencé dès son arrivée à l’aéroport d’Ezeiza en février dernier. Un groupe de personnes affublées de maillot de la sélection de football argentine l’attendait, elle et sa famille, avec une pancarte “Bienvenue à l’équipe Bibisheva !”. On l’a alors couverte de cadeaux et de fleurs, tandis que deux hommes faisaient des acrobaties en jonglant avec des ballons de football, sous les yeux ébahis de ses enfants. Le “show” tout comme le transfert depuis l’aéroport, les rendez-vous médicaux, les traductions, la recherche d’un appartement ainsi que les formalités administratives ont été entièrement pris en charge par une agence russe spécialisée dans le “tourisme de naissance”. L’agence, nommée “EvaArgentine”, est dirigée par Eva Pekurova, une Russe ayant elle-même accouché dans le pays sud-américain.

En janvier, The Guardian a révélé que plusieurs agences de ce type ont vu le jour en Argentine depuis le début de la guerre en Ukraine. Mme Pekurova (qui n’a pas répondu aux demandes d’interview de La Libre) avait alors expliqué au quotidien britannique : “Tout le monde cherche des solutions pour sortir de la situation actuelle en Russie. En accordant à mon enfant un passeport argentin, je lui donne de la liberté”. La demande aurait bondi au moment de l’annonce par Vladimir Poutine d’une mobilisation “militaire partielle” en septembre dernier.

Une enquête en cours

Cet afflux de Russes a fini par inquiéter les autorités. Les 8 et 9 février, deux semaines avant l’arrivée triomphale de Mme Bibisheva à l’aéroport, six femmes russes enceintes y ont été retenues et interrogées par les services migratoires, lesquels ont considéré qu’elles étaient de “fausses touristes”, avant de finalement les laisser entrer sur le territoire. “LArgentine a une tradition et une loi en matière daccueil des immigrants choisissant de vivre ici afin dobtenir une vie meilleure. Cela nautorise pas des organisations mafieuses à faire des profits en offrant par divers stratagèmes notre passeport à des personnes qui ne souhaitent pas résider dans notre pays”, avait alors réagi sur Twitter la directrice des services migratoires, Florencia Carignano.

Une enquête a été ouverte par la justice argentine pour faire la lumière sur cette affaire. Selon le site d’information Infobae, elle investiguerait actuellement sur quelque 1200 cas suspects et se pencherait tout particulièrement sur les activités de quatre agences russes, dont certaines proposeraient de prestations coûtant jusqu’à 15 000 dollars. Plusieurs perquisitions ont ainsi été effectuées, fin mars, dans différentes cliniques, des hôtels et des cabinets d’avocats de la capitale.

Supporter 100 % d’inflation plutôt que de devoir faire la guerre

Un traducteur préférant rester anonyme et travaillant pour de nombreux couples russes, tient néanmoins à relativiser le caractère mafieux de cette immigration. : “Il ne faut pas caricaturer, une bonne partie de mes clients souhaitent réellement s’installer ici, faire leur vie ici”. Sacha (prénom d’emprunt), l’un d’entre eux, est revenu il y a quelques jours en Russie après l’accouchement de sa femme à Buenos Aires. “Nous souhaitons retourner nous installer en Argentine dès que possible”, affirme, au téléphone, cet analyste financier moscovite. De plus en plus anxieux à l’idée d’être appelé sur le front ukrainien, l’homme cherche désespérément un emploi à distance. Il envisage même, en dernier recours, d’accepter en Argentine un travail “manuel, moins qualifié”, et cela malgré la sévère crise économique que vit le pays, dont l’inflation annuelle a dépassé récemment la barre symbolique des 100 %.