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Guerre en Ukraine : un chef cuistot à la tête d’une « armée de Dumbledore » pour combattre la Russie et la malbouffe

On pourrait croire que la côtelette de viande hachée, un des plats parmi les plus populaires en Ukraine, va de soi. Mais dans ce restaurant transformé en cuisine de guerre, la gastronomie s’invente au quotidien. Dans la banlieue de Zaporijia, à quelque 40 kilomètres de la ligne de front, les fenêtres calfeutrées protègent des regards indiscrets la cuisine, les espaces de stockage et les lits de camp des volontaires, disposés dans la salle principale. “Nous ne voyons quasiment jamais la lumière, sauf quand nous sortons faire des courses”, regrette Maria, une artiste qui a délaissé son studio de tatouage à Kiev pour suivre son époux Jenia (diminutif de Yevhen).

La cuisine prise pour cible

Auparavant, l’équipe était basée sur l’île de Khortytsia, aux abords de la Sitch, l’ancienne forteresse-capitale des cosaques zaporogues. “C’est très vert là-bas, avec de magnifiques vues sur le fleuve Dnipro, décrit Maria. Mais après deux frappes russes rapprochées, il est devenu clair que notre emplacement était ciblé. Nous avons dû déménager.

Le chef Jenia est une cible clairement identifiable, ne serait-ce que sur les réseaux sociaux. Avec une virulence assumée à l’encontre de l’envahisseur, ses publications prolifiques promeuvent les menus équilibrés et variés qu’il concocte au quotidien pour des soldats ukrainiens. Lui a deux ennemis principaux : la Russie et la malbouffe.

Chef depuis une vingtaine d’années, ses couteaux affûtés en France et aux États-Unis, il s’est réinstallé dans son Ukraine natale après la Révolution de la dignité, en 2014. Sa chaîne de restaurants, Food versus Marketing, a accompagné la révolution gastronomique du pays de ces dix dernières années, en misant sur la qualité et l’originalité.

La gastronomie comme arme de guerre

Le 24 février 2022, c’est donc ses talents culinaires qu’il a mis au service de son pays. Ce matin-là, alors que les Russes déferlent depuis les frontières nord et menacent la capitale, il fait la publicité de l’ouverture de ses restaurants de Kiev et appelle les volontaires à le rejoindre aux fourneaux.

Son “armée de Dumbledore”, telle qu’il la surnomme, rejoint le torrent d’initiatives citoyennes et bénévoles, dans la droite ligne de la mobilisation qui avait fait face à la première agression russe en 2014. Mobilisations spontanées et élans de générosité, essentiels à l’effort de guerre, peuvent toutefois se traduire par redondances et gaspillage. Viatcheslav, un soldat volontaire de la première heure rencontré sur le front du sud, raconte ainsi son “indigestion de crevettes tigres” qu’un grand restaurant de Kiev distribuait au tout-venant pendant le siège de la capitale.

Dans “l’armée de Dumbledore”, au demeurant, pas de dysfonctionnement. “Nos rouages étaient bien huilés par des années de développement de nos restaurants”, détaille Jenia Mykhailenko. Là où d’autres organisations distribuent des rations sans discrimination, son armée noue un partenariat informel avec une unité des services spéciaux. “Ce sont parmi nos meilleurs défenseurs. Il leur faut une alimentation équilibrée, diversifiée et riche en vitamines.” Quand le front se déplace vers le sud, à l’été 2022, c’est donc naturellement que la cuisine accompagne l’unité vers Zaporijia.

La différence entre manger et se nourrir

Si Jenia Mykhailenko se soucie tant de l’alimentation des soldats, c’est qu’il ne fait guère confiance aux rations fournies par le ministère de la Défense, malgré de récentes réformes. Sur sa chaîne Youtube, le Français PI-WAN s’est fait un nom en goûtant les rations militaires de différentes armées du monde. Il constate une amélioration nette entre le contenu “immangeable” de boîtes de conserve en 2016, des plats lyophilisés “vraiment pas mal” en 2018 et un menu “incroyable” en février 2023.

Mais pour Jenia Mykhailenko, le ministère de la Défense “n’assure que le service minimum. Ils ne font pas la différence entre manger et se nourrir.” Comme le veut la pratique en Ukraine depuis 2014, les volontaires œuvrent indépendamment des structures de l’armée. Avec, comme effet collatéral, l’impossibilité de bénéficier d’aide publique ou de participer à des appels d’offres pour décrocher un contrat d’approvisionnement. Jenia Mykhailenko a aussi résolument dissocié son initiative bénévole de sa chaîne de restaurants qui n’ont cessé de fonctionner à Kiev. “L’armée de Dumbledore” dépend donc du soutien financier des internautes et de la bonne volonté des cuisiniers volontaires.

Nos gars ne sont pas de la chair à canon”

Parmi eux, Warren est l’un des plus résistants et des plus expérimentés. “J’ai quitté mon restaurant de Californie quelques semaines après l’invasion. Je ne pouvais pas rester les bras croisés”, crie-t-il pour couvrir le son de la musique rock qui inonde la cuisine. Le quadragénaire s’est d’abord porté volontaire au sein de World Central Kitchen, une ONG fondée en réponse au tremblement de terre d’Haïti en 2010 afin de soutenir les populations locales. Avant de se rabattre sur l’initiative du chef Jenia, “une structure plus souple et plus familiale”, qu’il a trouvé en ligne.

C’est aussi sur les réseaux sociaux qu’un jeune cuistot, américain lui aussi, est entré en contact avec Jenia Mykhailenko. Pendant que Warren perfectionne ses côtelettes de viande hachée, le chef tient un entretien d’embauche qui se solde par la promesse d’une arrivée prochaine en Ukraine. “C’est bien, il est enthousiaste… Mais encore faut-il qu’il arrive ici. Et qu’il reste”. De nombreux volontaires de différents pays ont remisé leurs tabliers après quelques semaines, échaudés par les conditions drastiques offertes par “l’armée de Dumbledore”.

Grâce à une rotation avec les volontaires, Jenia et Maria parviennent à se ressourcer chez eux, à Kiev, toutes les deux semaines. Mais leur lassitude est tout aussi palpable, signe d’un conflit qui s’installe dans la durée. Pour autant, hors de question de lâcher prise. “C’est en prenant soin de nos gars que l’on gagnera la guerre, assène le chef. Leur offrir une alimentation saine et équilibrée, c’est renforcer leurs capacités physiques et soutenir le moral. Mais c’est surtout prouver que nos soldats, ce n’est pas de la simple chair à canon.”

Le chef Jenia Mykhailenko, à la tête d'une “armée de Dumbledore” qu'il a mise au service de son pays.
Entouré de volontaires et de son épouse, tatoueuse et artiste venue de Kyiv, le chef Zhenya Mykhailenko, créateur d’une chaîne de restaurants a ramen réputée à Kiev a commencé à cuisiner depuis le 24 février pour les unités de défense territoriale protégeant la capitale. Après la fin de la bataille de Kiev, il a ouvert une cuisine à Zaporizhia pour aider l’armée. ©Niels Ackermann / Lundi13