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Abou Dabi, l’émirat qui voulait conquérir le monde (Reportage)

Du balcon pré-sommital de la Burj Khalifa, la plus grande tour du monde, plantée à Dubaï, on mesure mieux les ambitions qui nourrissent la crise du Golfe. Cela fait cinq mois que les Emirats arabes unis, l’Arabie saoudite, le Bahreïn et l’Egypte ont rompu leurs relations diplomatiques et économiques avec le Qatar. Là où ce « quartette arabe » sanctionne le soutien allégué du petit émirat à l’extrémisme violent et ses relations privilégiées avec l’Iran, celui-ci dénonce une tentative de mise sous tutelle de sa politique étrangère.

A quelque 600 mètres d’altitude, l’impressionnant skyline de la capitale économique des Emirats arabes unis (EAU) en est réduit à une collection de gratte-ciel miniatures qu’on croirait pouvoir renverser d’un simple coup de pied. La « bulle » dubaïote de même que la capitale Abou Dabi sont les théâtres d’un concours international d’architecture permanent, accouchant de tours aux dimensions les plus délirantes et formes les plus avant-gardistes. Les entreprises et les hôtels qui y logent, les immenses centres commerciaux, les îles artificielles ou non, les plages de sable fin arrosées d’un soleil omniprésent, tout confère à ces cités une apparence de métropoles du futur converties au dieu des affaires et du tourisme de luxe.

Compétition entre voisins du Golfe

Les Etats pétroliers de la région, pourtant alliés au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG), sont aujourd’hui engagés dans une diversification économique visant à réduire leur dépendance au pétrole, dont les prix réduits grèvent leur budget. D’où l’intense compétition à laquelle ils se livrent pour leur nouveau rayonnement économique et culturel. Le Louvre Abou Dabi, qui ouvre ses portes au public ce 11 novembre, est l’un des derniers avatars de cette stratégie qui vise aussi à conforter la place du Moyen-Orient sur le marché mondial de l’art.

Cette concurrence explique aussi que la crise actuelle s’inscrit dans un temps long. « Le désir de la part du quartette des pays arabes ayant isolé le Qatar de s’affirmer en tant que puissance régionale émergente rend improbable une résolution rapide de la crise », estimait l’été dernier Mishaal al Gergawi, le directeur général du think tank Delma Institute (basé à Abou Dabi), cité dans le quotidien émirien « The National ».

Pourtant dès lors que l’on évoque cette compétition comme l’un des arguments ayant contribué à l’isolement du Qatar par ses voisins arabes, il est balayé sans ambages : « Ce n’est pas vrai du tout », réfute Ali Rachid Al Nuaimi, avec une fermeté qui laisse entendre un agacement certain. Ce quinquagénaire, portant les traditionnels gandoura et keffieh blancs, est membre du Conseil exécutif d’Abou Dabi – le Conseil des ministres du principal émirat de la fédération émirienne, qui en compte sept. Il y dirige le département de l’Education et de la Connaissance.

Pour les Emirats, l’isolement du Qatar s’explique par les relations amicales qu’il entretient avec l’Iran, l’ennemi absolu de l’allié saoudien. « Accuser le Qatar d’être ami avec l’Iran revient à l’accuser d’être un traître aux Arabes du Golfe » , estimait il y a peu dans « La Libre » le politologue Stéphane Lacroix, spécialiste de la région et professeur à Science-Po Paris.

« La religion comme idéologie »

Mais le principal grief du « quartette arabe » contre le richissime petit émirat est son appui supposé aux organisations extrémistes, parmi lesquelles figurent les Frères musulmans. Et sur le sujet, notre interlocuteur s’avère intarissable.

« Ce groupe utilise la religion comme une idéologie », explique Ali Al Nuaimi, au cours d’une rencontre organisée mi-octobre à Abou Dabi avec des journalistes européens, « alors que nous voyons notre religion comme un modèle à suivre, dont nous sommes fiers, un modèle porteur de paix, de respect et de tolérance ».

Les Frères musulmans, les Emirats en ont expérimenté la présence sur leur territoire et, à en croire M. Al Nuaimi, leur pouvoir de nuisance. Après le coup d’Etat qui a balayé mi-2013 le président égyptien Mohammed Morsi (qui était issu de la confrérie), Abou Dabi, tout comme Riyad et Le Caire, a porté le groupe au rang des organisations terroristes. En 1994, les Emirats avaient déjà interdit leur parti, Al Islah.

« Nous combattons l’extrémisme parce qu’il peut devenir violent » et parce que « nous sommes conscients que nous pouvons être des cibles potentielles », justifie le responsable émirien. Un extrémiste ? « C’est une personne qui croit que l’autre n’a pas les mêmes droits que lui, le droit de vivre, de travailler, quelqu’un qui se croit supérieur », précise celui qui est aussi le président du centre Hedayah, une organisation internationale fondée fin 2012 et basée à Abou Dabi, grâce à laquelle les principaux Etats du Golfe montrent qu’ils luttent contre les discours et les ressorts de l’extrémisme violent. Par ses différentes fonctions, Ali Al Nuaimi est l’un des proches du pouvoir fédéral, nous dit-on à plusieurs sources. Son avis compte et peut être considéré comme reflétant la position officielle émirienne.

La source des principaux djihadistes

Et d’exposer le parcours de la confrérie aux Emirats. « Lorsque les Frères musulmans ont été chassés d’Egypte, d’Irak et de Syrie, leurs membres, et en particulier leurs dirigeants, sont venus dans le Golfe. Ils sont venus sous couvert de la religion et nous les avons accueillis. Ils nous ont donné des professeurs, des médecins, des imams », raconte Al Nuaimi, qui précise que dans ces années 1960 et 1970, il n’y avait pas d’écoles ni d’hôpitaux dans les Emirats.

« Plus tard, nous avons découvert qu’ils appartenaient à cette organisation et qu’ils commençaient à recruter nos enfants et à leur inculquer leurs idées. Nous avons entendu nos enfants nous dire que nos femmes devraient porter tels vêtements ou qu’il fallait observer telle ou telle pratique, sous peine de trahir (la religion) et de devenir des non-croyants. Nous n’avions pas cette façon de parler dans notre société : nous sommes de simples bédouins. Alors, nous les avons étudiés et nous avons remarqué que leurs imams propageaient des idées extrémistes. Nous leur avons alors proposé de choisir : être un citoyen des Emirats arabes unis ou un membre des Frères musulmans. »

Pour le responsable émirien, les Frères « croient en la oumma » (communauté des musulmans) et leur objectif consiste à réunir celle-ci en « créant un califat » mondial, en utilisant si nécessaire la violence pour y parvenir. Et d’affirmer que les principales têtes pensantes d’Al Qaïda et de Daech, d’Ayman Al Zaouahiri à Abou Bakr Al Baghdadi en passant par Abou Moussab Al Zarqaoui et même Oussama ben Laden, ont d’abord été formées aux thèses de la confrérie avant de mener un djihad violent…

Aux antipodes d’une société ouverte

L’idéologie frériste est donc aux antipodes de la vision émirienne d’une société-monde, ouverte, multiculturelle, tolérante, pacifique, qui fait fi des différences, d’ethnie, de religion… « Pourvu que chacun accepte de vivre et de travailler dans la paix et l’harmonie », ajoute Ali Al Nuaimi. Et, selon ce dernier, le problème du Qatar est qu’il a, plus que tout autre Etat du Golfe, été modelé par le mouvement frériste, qui y a aussi trouvé refuge dès le début des années 60. Et depuis les débuts des Printemps arabes, le Qatar a défendu et tenté de diverses manières d’imposer cette vision aux Etats libérés du despotisme.

Les activités souterraines des Frères aux Emirats sont alors subitement réapparues au grand jour, ce qui a contraint les autorités à sévir et prendre des mesures drastiques concernant entre autres la sélection des imams, afin que les prêches dans les mosquées soient conformes à la vision émirienne. Si des discours déviants ou haineux devaient être prononcés, leurs auteurs seraient « poursuivis en justice », assure le responsable.

« Pour eux, nous ne sommes pas un pays musulman », affirme M. Al Nuaimi. Un comble pour cette fédération de sept Emirats créée en 1971 mais qui n’en affiche pas moins le profil d’une monarchie absolue de droit divin, où l’islam est bien sûr la religion d’Etat. L’immense et immaculée mosquée Cheikh Zayed d’Abou Dabi, achevée il y a dix ans, en est le témoignage le plus parlant. De même que la manifestation la plus flamboyante d’une esthétique qui lorgne indubitablement les Etats-Unis – on la dirait tout droit sortie d’un film de Disney.

Bâtir le monde de demain

Abou Dabi souhaite ni plus ni moins bâtir la société de demain. Avec l’ambition sans limite d’une jeune start-up qui pense pouvoir conquérir le monde.

« Nous voulons être la nation la plus heureuse, la plus compétitive. Nous voulons être numéro un en tout », résume Shamma Bint Suhail Faris Al Mazrui, la très jeune (24 ans) ministre déléguée à la Jeunesse, nommée au gouvernement émirien en février 2016. « Nous voulons être premiers en termes de coopération internationale, de diplomatie, d’économie, dans le secteur privé, dans les services publics… En tant que gouvernement, notre rôle est d’affirmer cela et de faire en sorte d’y parvenir », poursuit-elle avec un enthousiasme à toute épreuve et dans un langage qu’on dirait formaté par le marketing. Le lieu choisi pour la rencontre avec l’une des neuf femmes (dont trois sans attributions, sur les trente-deux membres) du gouvernement renforce cette impression : une salle de réunion du Youth Hub d’Abou Dabi, sorte de café-atelier de travail au design très contemporain, fruit de la collaboration des jeunes Emiriens et plate-forme de connexion au monde.

Un rêve pour les travailleurs migrants

Cette vision d’une société idéale et ce dynamisme attirent dans le pays une abondante main-d’œuvre immigrée, provenant pour beaucoup des pays d’Asie du Sud et du Sud-Est : Indiens, Pakistanais, Philippins, Indonésiens… sont légion – près des neuf dixièmes de la population des Emirats – à venir profiter de ce qu’ils appellent une « bonne opportunité de travail ».

Car malgré des conditions de travail – en particulier pour les ouvriers sur les chantiers – peu regardantes sur les droits de l’homme, les Emirats se présentent comme une sorte d’eldorado. Où il convient de filer droit. « Personne ne prend le risque de voler ici. Il y a des caméras de surveillance partout », confie Mahmoud al Omari, notre guide palestinien. « Les gens rêvent de venir travailler ici. Si quelqu’un vole, chacun le sait, c’est radical, il est renvoyé chez lui. » Une société idéale, disait-on.