France

Santé au travail : « Je pleurais pour un rien »… Quand les patrons tombent en dépression

Longtemps ignorés, les phénomènes de dépression, de burn-out et de harcèlement sont aujourd’hui bien identifiés dans le milieu professionnel. Après le traumatisme des suicides en cascade qui ont frappé certaines entreprises comme France Télécom, la France a adopté des mesures préventives afin de mieux appréhender les risques psychosociaux au travail. Mais il est une catégorie de personnes qui a été oubliée : les patrons. En première ligne, les dirigeants d’entreprises doivent souvent faire face aux difficultés sans broncher. « Il y avait une accumulation professionnelle et personnelle, témoigne Mylène, dirigeante d’une entreprise de services linguistiques. Je n’étais pas encore en détresse psychologique, mais j’étais embourbée. Je ne savais plus où aller et je pleurais pour un rien. Je sentais bien que quelque chose n’allait pas, mais je ne voyais pas à qui en parler. »

Pas épargnés par la pandémie de Covid-19, la guerre en Ukraine, l’inflation et la flambée du prix de l’énergie, bon nombre de patrons ont fait le dos rond. Mais combien ont sombré ? « On a souvent l’impression que les patrons doivent tout surmonter, comme si c’était des Wonder Woman, explique Eric Challan-Belval, le président du Medef en Ille-et-Vilaine. Ils font preuve de résilience mais jusqu’à quel point ? Les chefs d’entreprise font parfois face à de multiples difficultés et ils doivent en parler ». Ce mercredi, son organisation patronale a signé une convention avec l’association Rebond 35 dans le but de prévenir les signaux de détresse dans les rangs des dirigeants.

Le suicide d’un dirigeant a alerté les patrons

L’association est née fin 2015 après un drame. Cette année-là, un dirigeant d’entreprise du pays de Rennes s’était donné la mort, acculé par des difficultés professionnelles qu’il n’arrivait plus à surmonter. Un suicide qui avait sonné comme un cri d’alarme dans l’esprit de plusieurs dirigeants d’Ille-et-Vilaine et débouché sur la création de l’association. C’est elle qui a accompagné Mylène quand cette dernière a appelé à l’aide. « J’avais besoin de parler, d’être coachée, se souvient-elle. Je ne savais plus où aller ».

La dirigeante a appelé le numéro d’astreinte de Rebond 35 et a pu parler anonymement à un dirigeant membre de l’association, avant d’être aidée pendant trois mois par un coach. Un travail qu’elle a poursuivi quelques mois supplémentaires pour se remettre dans le droit chemin. « Guérie », Mylène est depuis devenue bénévole de l’association pour aider à son tour ceux qui sont en détresse : « Quand les personnes appellent, elles veulent surtout de la confidentialité. Elles ne veulent surtout pas que ça se sache. » Un véritable déni « propre à la France », selon Fabrice Garrault, président de Rebond 35. « En France, le succès est parfois mal vu, mais l’échec aussi. Les dirigeants ne veulent pas en parler. Ils s’enferment, ils s’isolent, ils cloisonnent, et ne veulent ni en parler à leurs salariés, ni à leurs proches. Il y a un risque majeur si on laisse la situation durer. Ce déni peut être fatal », rappelle le président de l’association.

Depuis sa création, Rebond 35 a accompagné plus de 250 personnes en difficulté. Des commerçants, des artisans, des indépendants, des patrons de TPE, de PME, mais aussi des responsables d’entreprises plus conséquentes. « C’est parfois une descente aux enfers, relate Fabrice Garrault. Chez nous, on parle des 3D : dépôt de bilan, divorce et dépression. On pourrait même y ajouter décès, car le risque existe ». Pour tenter d’identifier les personnes en difficulté avant qu’il ne soit trop tard, son association a signé une convention avec le Medef et l’ordre régional des experts-comptables, qui agit parfois comme « un médecin » au chevet des finances de l’entreprise. « La plupart du temps, les difficultés sont économiques. Les raisons sont multiples mais l’impact est très important pour le dirigeant, qui peut rapidement se trouver isolé et sans solution ».

Souvent, l’association Rebond 35 s’appuie sur le tribunal de commerce, où les défaillances d’entreprises sont examinées. Des salles d’audience qui voient passer des personnes complètement effondrées lors des procédures de liquidation judiciaire, sans pouvoir les accompagner plus loin. C’est là que l’association Rebond prend le relais. « Quand les dirigeants savent qu’ils parlent à des dirigeants, ils sont tout de suite rassurés, avance Mylène. Ils savent que l’on va comprendre. Moi, je leur raconte toujours ce qu’il m’est arrivé, que je suis passé par là. »

De nombreuses défaillances à craindre en 2023 ?

Son association met ensuite le patron en difficulté en lien avec un thérapeute ou un coach, afin de mettre en place un accompagnement dans la durée. Et ainsi prévenir le pire. « Un jour, j’ai reçu un SMS à 8h30 du matin qui disait : je pense au suicide. Il fallait intervenir vite. » Formés à l’écoute et au dialogue, les bénévoles de l’association sont la première porte d’entrée avant un éventuel parcours de soins. « Certains ne veulent pas en parler à leur médecin traitant parce qu’ils ne veulent pas que ça se sache », souligne le président de l’association.

Après trois années du « quoi qu’il en coûte », où les défaillances d’entreprises ont été deux à trois fois moins nombreuses en France, bon nombre d’observateurs s’inquiètent d’une reprise des liquidations judiciaires pour l’année 2023. L’association n’a sans doute pas fini d’épauler des patrons en difficulté.