France

Mariage pour tous : Dix ans après, la difficile libération de la parole LGBT+ aux Antilles

« Sacré ti makomè ! » (« sale pédé » !) Arthur* se souvient encore de cette insulte qui l’a hanté pendant des années, durant son adolescence en Guadeloupe. Quand elle ne lui était pas criée dans la rue pour dénigrer son « côté efféminé », le jeune garçon qui ne se savait pas encore gay, à l’époque, l’entendait à l’école, dans des chansons ou bien au carnaval. Un exemple de la banalisation du langage homophobe aux Antilles.

Dix ans après la promulgation du mariage pour toutes et tous, « les mentalités ont évolué, mais je ne m’affiche pas avec mon conjoint quand je  »viens au péyi » [rentrer sur son territoire] en vacances », reconnaît Arthur. « Les Antilles ne se sont pas illustrées par leur ouverture d’esprit au moment du vote de la loi », se souvient Caroline Musquet, ex-journaliste et autrice du livre Etre homosexuel(le) aux Antilles. Lors des débats, plusieurs élus ultramarins ont affiché leur hostilité au texte porté par Christiane Taubira, à l’Assemblée nationale. « On a vu des élus de la République défiler avec leurs écharpes aux côtés de la Manif pour tous à Fort-de-France [Martinique] », se rappelle Brice Armien-Boudré.

« La légitimité a changé de camp »

« Il y a dix ans les commentaires en ligne sur les sujets LGBT+ étaient à 99 % haineux. Aujourd’hui, 80 % à 90 % soutiennent la cause », estime Brice Armien-Boudré, coprésident de Kap Caraïbe, une association de lutte contre les LGBTphobies en Martinique. « Avant, les gens se permettaient de dire que les homosexuels n’existaient pas, l’adoption de la loi a permis à la légitimité de changer de camp. Aujourd’hui, il est légitime de lutter contre les discours homophobes et transphobes », salue la sociologue.

Mais si la communication a évolué, les mentalités et les convictions ont encore la peau dure. Le dernier rapport sur la lutte contre les discriminations anti-LGBT en Outre-mer, datant de 2018, démontre une « haine anti-LGBT et d’un rejet latent », plus marqué que dans l’Hexagone. En effet, « 69,4 % des hommes et 59 % des femmes vivant aux Antilles et en Guyane ont une opinion négative de l’homosexualité, l’associant soit à une forme de sexualité  »contre-nature », soit à une forme de  »trouble psychologique », révèle le rapport.

Rapport de l'information sur la lutte contre les discriminations anti-LGBT dans les Outre-mer. Des données de l'enquête KABP de 2014 concernant les attitudes, les croyances et les comportements sexuels des habitants des départements français d’Amérique (DFA).
Rapport de l’information sur la lutte contre les discriminations anti-LGBT dans les Outre-mer. Des données de l’enquête KABP de 2014 concernant les attitudes, les croyances et les comportements sexuels des habitants des départements français d’Amérique (DFA). – Assemblée nationale

Mais pourquoi un tel rejet ? « L’homophobie tient ses racines de la colonisation » en lien avec les mouvements d’évangélisation, explique la sociologue Nadia Chonville. L’homosexualité et la transidentité sont perçues comme des notions imposées aux populations ultramarines par la « civilisation occidentale » et pas relatives à la sexualité de ces territoires. « Il y a toujours des résistances dans les familles et dans le cadre religieux avec des arguments comme le fait que c’est  »contre la volonté de la Dieu » », observe la docteure en sociologie. Dans les Antilles, la religion occupe une place prégnante. Peu de responsables religieux s’expriment avec tolérance sur les questions LGBT+, malgré le nombre de croyants homosexuels et transgenres qui se retrouvent déchirés dans leur foi.

Un long travail de déconstruction

Eduquer plus pour déconstruire au plus tôt. C’est le credo prôné par les acteurs associatifs, les chercheurs et les personnes concernées. En Martinique, une convention a été signée avec le rectorat pour sensibiliser les personnels de l’Education nationale. « Mais la montagne a accouché d’une souris », se désole Nadia Chonville qui pointe un manque de moyens et de priorité. « On a eu des cas d’infirmiers ou d’enseignants qui ont dénoncé à des parents l’homosexualité de leurs enfants », révèle, de son côté, Brice Armien-Boudré de Kap Caraïbe. L’association a aussi été confrontée à des cas de séances d’exorcisme.

Le collectif martiniquais intervient dans quelques établissements scolaires, des institutions (préfecture, police judiciaire), des entreprises ainsi qu’auprès d’autres associations. « La jeune génération est plus réceptive aux questions d’orientations sexuelles. Ils nous parlent de pansexualité et disent ne pas vouloir se mettre de pression  »pour rentrer dans le moule » », indique son responsable Brice Armien-Bourdré. « Les jeunes ont moins peur de s’exposer, mais ce n’est pas parce qu’ils sont plus à l’aise avec leur identité et dans leur environnement que vous n’en avez pas qui risque d’être viré de chez eux parce qu’ils sont homosexuels, victimes de maltraitance ou complètement rejeté par leurs amis du même âge », nuance Nadia Chonville.

Lignes d’écoute, application pour identifier les lieux sûrs, conférences sur la transidentité, documentaires… Pour ceux qui restent sur les territoires, les associations jouent un rôle essentiel. Elles assurent avec vivacité la mise en application des droits des personnes LGBT+. « C’est un combat qui leur demande une vigilance et une action permanente, parce que si on cesse de travailler sur ce sujet la légitimité de l’homophobie sera beaucoup plus forte », souligne Nadia Chonville. Désormais, Kap Caraïbe ne laisse plus passer les actes homophobes dans la sphère publique caribéenne. Brice Armien-Bourdré, son coprésident, a lui même été victime d’une tentative d’homicide qui lui a coûté son œil gauche et est en attente du procès de son agresseur.

Engagement local

Avec une salariée, deux personnes en service civique et une quinzaine de bénévoles, Kap Caraïbe est régulièrement sur la corde raide. « Nous sommes en retard par rapport à l’Hexagone, il faut que les pouvoirs publics mettent les moyens financiers et humains, car on va vers le burn-out et le danger. On ne va pas tenir deux ans de plus », soupire Brice Armien-Boudré. Même constat en Guadeloupe où il n’existe que deux structures, Amalgame Humanis et Ma différence LGBT. Le coprésident de Kap Caraïbe déplore également l’absence de subventions locales. 

Dix ans après les débats parlementaires, peu d’élus ont apporté leur soutien publiquement à la cause LGBT. En Martinique, le maire du Carbet accueille depuis 2017 la seule Marche des fiertés de la Caraïbe et la sénatrice Catherine Conconne a affiché son soutien à la lutte contre l’homophobie. Après ses propos en 2012 qualifiant l’homosexualité « d’abomination », le député guadeloupéen Olivier Serva a présenté ses excuses et cosigné une tribune intitulée « nous, parlementaires des Outre-mer, refusons l’homophobie ! ». Ce manque d’engagement local vient fragiliser la « légitimité » des droits LGBT+ sur les territoires. « Les Antillais pensent que toutes les initiatives viennent de Paris. Il faut que la  »légitimité » soit régionalisée pour créer un impact », dénonce la sociologue Nadia Chonville.

Un manque de représentation

La route est encore longue, mais la parole est en marche. Et la science aussi. « La Martinique est une des régions qui accompagnent le mieux la transition de genre. Nous avons de plus en plus de demande d’accompagnement et tous les professionnels requis sont présents sur l’île », loue Brice Armien-Bourdré. A la publication de son livre, Caroline Musquet a reçu des retours positifs et des remerciements pour avoir donné et accompagné la parole de personnes LGBT+ antillaises. 

Son seul regret ? Le manque de représentation dans la communauté antillaise. « Chez nous, il n’y a pas de prise de position, c’est dommage parce que les personnalités ont ce pouvoir. Ça permettrait de faire évoluer l’image et rendre visible les homosexuels antillais », soutient-elle. « On a encore du mal à mobiliser les Martiniquais. Nombreux sont ceux qui préfèrent encore rester cachés », abonde en ce sens Brice Armien-Bourdré. « Beaucoup ont préféré partir de la Guadeloupe et de la Martinique. Sur une île, la différence est mal acceptée et c’est très très étouffant. C’est plus simple de vivre son homosexualité dans une grande ville, il y a plus de choix, plus d’anonymat, même si le risque est présent partout », a constaté Caroline Musquet au fil de ses échanges.

En Martinique, 41 mariages entre personnes de même sexe ont été célébrés entre 2013 et 2021, selon l’Insee. Et en Guadeloupe, ce sont 44 couples lesbiens ou gays qui se sont dit oui. Soit moins de dix mariages par an enregistrés aux Antilles.