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Liège-Bastogne-Liège : Ingrat ou génial ? Le management par l’ego de Patrick Lefévère

Les temps sont durs pour la meilleure équipe du monde. Après des classiques flandriennes calamiteuses et un début d’Ardennaises à peine meilleur, imaginer une victoire de l’équipe belge dimanche sur Liège-Bastogne-Liège reviendrait à croire au miracle. Un concept auquel son manager historique, Patrick Lefévère, n’a jamais vraiment adhéré. Un père parti trop tôt et une vague histoire de prêtres pas fan de sa passion pour le vélo l’ont poussé à abandonner jeune le séminaire de Roulers, à 50 bornes au nord de Roubaix, et sa foi avec.

Depuis, il a trouvé refuge dans le travail, une valeur plus fiable qui lui assure vite un retour sur investissement. Modeste coureur, il finira par tout gagner en mille exemplaires en tant que directeur sportif – sauf le Tour – avec un management de père fouettard. « Il est très fort pour challenger ses coureurs, nous dit Cédric Vasseur, ancien subordonné du Belge en 2006 et 2007, et désormais manager général chez Cofidis. Il pratique un management à la réaction d’orgueil. » Quitte à laver son linge sale en public pour exacerber les ego à l’extrême, souvent avec humour, toujours avec le sens de la formule. « Ce n’est pas toujours agréable pour les coureurs, mais ça a toujours marché », témoigne son ancien coureur Gert Steegmans.

Parmi les exemples récents, on retiendra sa sortie au vitriol sur l’E3 Saxo Classic, où son meilleur coureur, Yves Lampaert, n’avait pas fait mieux que 16e. Une déception parmi tant d’autres cette année. « A Waregem, le déjeuner était délicieux. C’était la seule bonne chose aujourd’hui, la nourriture. Je comprends qu’on ne soit pas avec les trois de devant [Van Aert, Van der Poel, Pogacar], qui sont phénoménaux. Mais personne dans le groupe derrière eux ? Désolé, mais ce n’est pas la Soudal-Quick-Step. Dans le bus, j’ai donné mon avis, comme toujours, sans crier. Puis j’ai eu des nouvelles de Kasper Asgreen – j’ai fait de mon mieux – de Florian Sénéchal – je suis tombé – de Julian Alaphilippe – je me suis réveillé avec un mal de ventre et une petite fièvre. Que voulez-vous que je réponde à cela ? Si vous avez de la fièvre, vous ne devriez pas commencer. »

L’obsession du résultat immédiat peut parfois virer à l’ingratitude, voire à des sorties aussi scandaleuses que sur son ancien coureur, Sam Bennett, au plus fort d’un conflit datant de 2021. Et là, c’est tout de suite moins drôle.

« Sam Bennett est le summum de la faiblesse mentale, déclarait alors Lefévère. Quitter la Bora et se plaindre ensuite auprès de tout le monde de la façon dont il aurait été intimidé et maltraité là-bas, à en devenir presque brisé et dépressif, pour ensuite y revenir quatorze mois plus tard… C’est la même chose que les femmes qui rentrent encore chez elles après des violences conjugales. » Une saillie nauséabonde venue sanctionner une pseudo-fausse blessure au genou du sprinteur, accusé de fuir ses responsabilités.

Le cas Alaphilippe, loin d’être une exception

Ils sont quelques-uns à être passés de tout à rien aux yeux du grand raïs. Depuis qu’il tourne moins bien, Julian Alaphilippe n’est plus le lauréat de Milan-San-Remo, des Strade Bianche, trois fois vainqueur de la Flèche Wallonne, six fois vainqueur d’étape sur le Tour de France, maillot jaune pendant deux semaines… Autant de résultats obtenus avant sa prolongation de contrat, au printemps 2021. Le tableau a été effacé et désormais, Alaph est réduit au rang de leader en mal de victoires. « On peut dire heureusement qu’il est devenu deux fois champion du monde, a taclé Lefévère au micro de RMC cette semaine. A part ça, il a gagné la première étape du Tour et le maillot jaune. Je comprends que les équipes françaises soient excitées avec ça, mais pas moi. »

Absent de l’Amstel Gold Race et de la Flèche Wallonne, sa course de prédilection, à cause d’une chute sur le Tour des Flandres, Julian Alaphilippe retourne dimanche sur les routes qu’il avait quittées l’an passé avec un pneumothorax, des côtes cassées et une fracture de l’omoplate. Il y a aussi laissé son mojo – abandon sur la Vuelta – et un certain enthousiasme sur sa machine, quoi qu’en dise sa compagne, Marion Rousse : « Pas mal de personnes auraient été désabusées. Mais lui reste sérieux et concentré. Il m’impressionne plus que quand il gagnait dix courses à l’année. » Lefévère pense plutôt l’inverse.

Alaph a tout intérêt à raviver ce feu qui brûlait jadis en lui. Il devrait avoir la paix à Liège, mais son manager général a fixé de gros objectifs de fin de saison, préalables à une nouvelle prolongation du Français chez Quick-Step (son contrat expire en 2024). « Imaginons qu’il gagne deux ou trois étapes dans le Tour de France et qu’il porte le maillot jaune pendant 10 jours ça devient une autre histoire. Et s’il gagne le championnat du monde et le Tour de Lombardie c’est encore une autre histoire. »

« C’est un peu comme le PSG »

Il y a là un accord tacite entre le manager et ses coureurs : tu cartonnes, tu restes. T’as pas de résultats ? Pas de nouveau contrat. Gert Steegmans : « C’est un peu comme le PSG, si tu joues là-bas, tu dois être super bon, parce que tu sais qu’il y en a sur le banc qui peuvent te remplacer. Et il n’y a pas besoin de Lefévère pour le dire. Les coureurs savaient que, pour être dans l’équipe, il fallait avoir les meilleurs résultats. »

A titre d’exemple, nous vient en mémoire une conversation avec Florian Sénéchal, en pleine crise du Covid. Alors en fin de contrat, celui-ci craignait qu’un report de Paris-Roubaix l’empêche de prouver sa valeur et donc d’avoir une chance de négocier une prolongation. « Si c’est annulé, qu’est-ce que je dis à Patrick Lefévère ? ‘’J’ai pas eu de chance, qu’est-ce qu’on fait ?’’ » 

"T'as kiffé la dégaine, téma la dégaine"
« T’as kiffé la dégaine, téma la dégaine » – Shutterstock/SIPA

L’intransigeance du personnage tient autant au stéréotype du dirigeant avide de victoires qu’aux moyens financiers de son équipe, qu’il convient à tout prix d’optimiser. Sans faire passer la Soudal-Quick-Step pour Intermarché-Wanty, la formation belge n’a pas le budget illimité d’Ineos, UAE ou de la Jumbo-Visma.

Il réfléchit plus en businessman qu’en manager sentimental, croit savoir Cédric Vasseur. S’il met un billet sur la table pour des résultats qui n’arrivent, il perd de l’argent. Lui comme tous les autres managers doivent aller chercher les financements pour sortir des millions d’euros. S’il sort un million pour un coureur, il attend d’avoir un million d’entrées sur investissement. C’est du win-win. »

On comprend mieux la punchline sur Alaphilippe : « Je l’aime bien, comme tout le monde. Comment tu ne peux pas aimer Julian ? Mais je dois être réaliste, il mange une grande partie de mon budget. »

La révolution Evenepoel et l’objectif Tour de France

Budget que Patrick Lefévère entend désormais étaler convenablement entre les coureurs capables de coups sur les courses d’un jour, et son projet Remco Evenepoel qui devrait mener le jeune coureur et son mentor main dans la main vers une victoire finale sur le Tour de France. Une première marche a été franchie avec la Vuelta 2022. L’éphémère footballeur visera cette année le Giro et, en cas de victoire, s’attaquera probablement à la Grande Boucle en 2024.

Le Tour d’Italie d’Evenepoel est le dernier espoir de voir un rayon de soleil percer le ciel gris de la Quick-Step. Mais il ne suffira pas à effacer l’affront des classiques flandriennes. « Je pense que Patrick Lefévère vit plutôt mal cette période », confie son ancien coureur Gert Steegmans. Vasseur complète : « Je pense qu’il ne s’attendait pas à être dépassé de cette façon sur son terrain. Parce que les classiques flandriennes c’est son terrain de jeu, ça lui appartient. Mais d’un autre côté, je le vois très calme. Je pense qu’il travaille déjà sur 2024. Je ne vois pas Patrick accepter de revivre la même saison de Flandriennes. »

A les entendre parler, on croirait Lefévère jeune revanchard. Il a 68 ans. Mais s’il jure rêver d’un poste de consultant au sein de la Soudal-Quick-Step, plus paisible et en accord avec son âge, ses actes trahissent une addiction au terrain et une énergie que ni le temps, ni le cancer, ni les soupçons de dopage autour de son équipe ne sont jamais parvenus à éroder. L’année dernière, il s’est réengagé pour cinq ans avec le Wolfpack. Mercredi encore, il était présent sur la Flèche Wallonne. « Tant qu’il est là, ça veut dire qu’il n’a pas encore trouvé quelqu’un à la hauteur de son expérience pour reprendre le flambeau, tente Cédric Vasseur. C’est lui qui désignera son successeur. » Jusqu’au bout, il décidera de tout.