France

Des produits sexy, l’esthétique à fond… Dans les boulangeries, la fièvre Instagram

La pluie menace sérieusement mais hors de question pour Noémie de quitter la file d’attente. La trentenaire le sait, au bout de cette queue d’encore neuf personnes, la grisaille parisienne prend fin et c’est parti pour l’explosion de couleurs. C’est qu’une fois à l’intérieur de Tranché !, dans le 9e arrondissement, l’une des boulangeries les plus hypes de la capitale, on en prend plein les yeux. Croissants colorés, choux tout fluffy, brookies – mix entre un brownie et un cookie – XXL. Ici tout est beau, multicolore, canon, démesuré. En un mot : esthétique. Preuve en est, s’il y a foule avant d’entrer dans la boutique, il y a aussi un attroupement à la sortie, la plupart des clients s’arrêtant pour prendre en photo leur achat avant de quitter définitivement les lieux.

Un comportement que ne manque pas de reproduire Noémie, exhibant ses viennoiseries comme des trophées devant son téléphone : « Ca fait des semaines que je vois passer cette boulangerie sur Insta et qu’on en parle avec mes collègues. Ca y est, je l’ai enfin faite ». Elle se dira par la suite très satisfaite du goût du pain au chocolat et du flan. Mais en réalité, la jeune commerciale était déjà conquise avant même la première bouchée.

« Pourquoi une boulangerie ne pourrait pas être sexy ? »

« Le plaisir visuel compte désormais autant que le goût pour le consommateur », nous indique Marie-Eve Laporte, enseignante-chercheuse à l’IAE Paris-Sorbonne et spécialiste de l’évolution du comportement alimentaire. Une tendance de fond dans le monde de la boulangerie, acquiesce Dominique Anract, président de la Confédération Nationale de la Boulangerie-Pâtisserie Française (CCNBPF) : « Le milieu continue de se renouveler et de surfer sur les nouvelles tendances, en l’occurrence les images sur les réseaux sociaux. La boulangerie a traversé de multiples crises ces derniers temps – Covid-19, prix de l’énergie –, et c’est en suivant les goûts des consommateurs qu’elle réussit à survivre. » Un suivi plutôt simple, poursuit le président. Contrairement à d’autres commerces, la boulangerie est en contact direct avec ses clients tous les jours, et même plusieurs fois par jour : « Pour le croissant du matin, le sandwich du midi, le pain du dîner. On voit vite ce qui plaît et ce qui ne plaît pas. »

Des produits de chez Tranché !
Des produits de chez Tranché ! – Karla Vinter-Koch

A Tranché !, Marie, l’une des cofondatrices, l’a bien compris. « On voulait dépoussiérer l’image de ces établissements, qui étaient restés un peu les enfants pauvres de l’alimentation tendance. Pourquoi une boulangerie ne pourrait pas être sexy ? », questionne-t-elle. Pendant longtemps, alors que les vagues du foodporn et de l’instagramabilisation de la bouffe déferlaient, la boulangerie a pu garder cette image un peu vieillotte, avec l’artisan qui se lève à 4 heures du matin faire du pain sobre comme l’ouvrier de Germinal s’en va à la mine.

A la boulangerie Tranché !, tout est beau et esthétique, et c'est loin d'être un hasard.
A la boulangerie Tranché !, tout est beau et esthétique, et c’est loin d’être un hasard. – Karla Vinter-Koch

Désormais, Zola a été rangé au placard, et on va à la boulangerie en ouvrant bien les mirettes – et en dégainant l’appareil photo. Chez Tranché !, les vedettes sont donc le brookie, les chous tout crémeux et le flan, parfois revisité au chocolat pour un max de gourmandise. Mais aussi, de manière plus classique, le pain et les croissants. Entre beauté et tradition, on ne lésine pas sur les efforts. « On réfléchit beaucoup à l’aspect visuel de chaque produit et comment les rendre les plus gourmands et sexys possibles, enchaîne Augustin, autre cogérant. C’est un business où il faut faire attention au détail – tous les choix sont minutieusement réfléchis. » Un concept qui influe également l’aménagement et l’emplacement de la boulangerie : « Il y a une ouverture sur la cuisine, pour montrer qu’on est transparent sur nos produits et leur artisanat. On est dans un angle de rue, ce qui rend l’établissement plus photogénique ». Etc. etc. Le sens du détail, on le répète.

T’as de beaux pains, tu sais

On retrouve la même approche chez Babka Zana, autre boulangerie de la capitale (aussi dans le 9e) qui, comme son nom l’indique, « a choisi de mettre en majesté la Babka  », pour reprendre les mots de Sarah, cofondatrice. Un produit star qu’on retrouve partout sur les étals, version chocolatée, fruitée, à la pistache ou à la cannelle. La babka a été choisi en premier lieu « parce que c’est bon » – faut pas déconner non plus sur le sens des priorités – « mais aussi parce que c’est beau. C’est esthétique, avec un bel assemblage de couleurs et un joli dressage. » Mieux encore, la babka est « belle à chaque étape de sa préparation », chouette opportunité de vidéos et de photos pour les réseaux sociaux. Car ici aussi, on met l’image en avant : « Dès notre ouverture en 2020, on s’est doté d’un photographe », poursuit Sarah.

La babka, la vraie star de Babka Zana
La babka, la vraie star de Babka Zana – GERALDINE MARTENS

La beauté des produits « permet une montée en gamme des boulangeries et de leur donner une image plus moderne », confirme Marie-Eve Laporte. Mais aussi de contrer une autre tendance, celle du healthy et de la nourriture saine, pas forcément boulangerie-compatible. Et ça tombe bien, « un bel aspect visuel permet de réduire la perception du risque nutritionnel », affirme la spécialiste. Déculpabiliser en rendant le plaisir encore plus gourmand, un vrai tour de force.

Le bouche à oreille version numérique

« Instagram a beaucoup participé à notre succès », admet Sarah, dont la boulangerie compte 72.000 followers. Une équation évidente : tout le monde ne peut pas goûter une seule et même babka, mais tout le monde peut voir sa photographie et être tentée. Marie-Eve Laporte le rappelle, 85 % des photographies sur Instagram ont un rapport avec la nourriture.

Un étal chez Babka Zana
Un étal chez Babka Zana – GERALDINE MARTENS

Chez Tranché !, ouvert depuis seulement décembre, les réseaux sociaux jouent aussi leur rôle. La boulangerie a récemment fait le « buzz » sur TikTok et Instagram, entre promo anti-gaspi sur les choux de la veille à 1 euro et son flan de Pâques. Une renommée numérique qui se ressent sur le chiffre d’affaires : « Particulièrement le week-end, où certains clients viennent de très loin parce qu’ils nous ont repérés sur les réseaux sociaux », poursuit Marie. En semaine, lorsque les gens ont moins le temps de se déplacer, on en reste à la clientèle de quartier. « Oui, les réseaux sociaux bousculent les codes, mais le bouche-à-oreille à l’ancienne et les habitués restent indispensables et majoritaires ». Tout n’a pas changé non plus au pays du pain et levain.

Le risque du too much et de la caricature

A Bo & Mie (2e) aussi, on a bien compris l’avantage d’être visible en ligne, explique Jean-François, co-gérant et en charge des réseaux sociaux – 175.000 followers sur Instagram tout de même. Au-delà du beau – « on prend des photos de plus en plus professionnelles » – , il y a la recherche de proximité pour le consommateur. « On filme nos recettes, nos préparations, les étapes de fabrication de la viennoiserie, l’équipe. Du coup, le client se sent plus intégré, plus proche de nous », indique-t-il. Une habitude qui tient beaucoup du confinement, selon Sarah, « où il était commun de filmer les préparations de ses recettes ».

Attention néanmoins à ne pas tomber dans la caricature. Récemment, Thierry, gérant de La boulangerie moderne (5e), qui sert de décor à la série Netflix Emily in Paris, s’est plaint d’attentes démesurées autour de ses produits, et s’est défendu « d’essayer d’être bon, sans forcément être beau, et en rentrant dans un prix sans faire du très haut de gamme ». Mais le tout n’est pas antinomique aux yeux de Jean-François : « On fait des produits pour plaire aux clients, avant de penser aux réseaux sociaux. Même sans Instagram, on chercherait à faire des produits appétissants, c’est notre métier et notre passion. Ce qui marche sur les réseaux, c’est ce qui fonctionne dans la vraie vie, il n’y a pas de secret ou de tromperie ».