France

Agression de Yuriy : « Il y a une sorte de banalisation de la culture des bandes »

L’agression avait été filmée et revendiquée triomphalement sur les réseaux sociaux. Dans une vidéo diffusée le 15 janvier 2021 sur Snapchat, un adolescent brandit son trophée en souriant : un téléphone blanc volé à la victime, maculé de sang. « Le sang des ennemis », précise-t-il en légende, en ajoutant un smiley avec des cœurs à la place des yeux. Quelques minutes auparavant, Yuriy, un collégien qui s’apprêtait à fêter ses 15 ans, a été passé à tabac sur la dalle de Beaugrenelle, dans le 15e arrondissement de Paris, par une dizaine de personnes. Le jeune homme est conduit dans un état très grave à l’hôpital Necker, où il subira plusieurs interventions chirurgicales. Deux ans après les faits, quatre mineurs vont comparaître à compter de ce mardi devant le tribunal pour enfants statuant en matière criminelle. 

L’un d’entre eux sera jugé pour « tentative de meurtre », deux autres pour « complicité de tentative de meurtre », et le dernier pour « association de malfaiteurs en vue de commettre un délit ». Dans leur ordonnance de mise en accusation, les juges d’instruction estiment que « les faits s’inscrivent dans un contexte de rivalité entre jeunes individus, résidents du 15e arrondissement de Paris, formant la bande RD4 d’une part, et celle du plateau de Vanves d’autre part ». « Il est établi que l’agression de Yuriy […] était un acte de vengeance en réponse à l’agression subie » cinq jours plus tôt par le demi-frère et cousin de deux des mis en cause, d’après les magistrats, qui rappellent que la victime était munie d’un tournevis dans sa poche.

« Le motif importe peu »

En 2020, les services du ministère de l’Intérieur, contactés par 20 Minutes, avaient comptabilisé 74 bandes en France, dont 45 sous le ressort de la Préfecture de police, et 10 en Essonne. Le nombre de rixes entre bandes a baissé de 13,4 % sur la première partie de l’année 2022 : la place Beauvau en a recensé 256 entre janvier et août, essentiellement en Ile-de-France (82 %), contre 306 sur la même période l’année précédente. En revanche, leur nombre a légèrement augmenté entre septembre et octobre 2022 : 79 faits observés, contre 74 sur la même période l’année précédente, soit une hausse de 6,8 %.

« Le phénomène des bandes est très ancien et remonte au Moyen Age », rappelle Gérard Mauger, sociologue et directeur de recherche émérite au CNRS. « Plus récemment, il y avait les blousons noirs. Ce qui montre que c’est un phénomène qui n’a jamais vraiment cessé en France depuis maintenant soixante-dix ans », ajoute-t-il, précisant qu’il ne concerne « qu’une fraction des jeunes des classes populaires : il y a peu de bandes dans les beaux quartiers ».

Depuis toujours, elles s’affrontent « pour la gloire ». Il s’agit, poursuit Gérard Mauger, de « montrer qui est le plus fort, c’est une question de réputation ». Car, dit-il, « pour se battre, il faut avoir un territoire ». « C’est une logique de guerre. On invente un contentieux historique, ancien et plus ou moins fictif, et on va se taper avec d’autres. C’est une sorte de jeu dont le but est d’être les plus costauds, de faire régner la loi de son territoire sur celui des autres. »

Les bandes « sont dans une dynamique de conflits, d’appropriation de l’espace », complète Thomas Sauvadet, enseignant-chercheur à l’université Paris-Est Créteil. « Elles ont tendance à s’approprier les halls d’immeubles, les cafés, les gares… Cela crée des tensions avec les habitants, les commerçants, la police, et avec d’autres bandes de jeunes. Quelle que soit la situation, il y aura toujours un prétexte qui amènera à l’affrontement. Un regard de travers ou une petite dette d’argent… Le motif importe peu. »

« Cette culture n’est pas cool »

Gérard Mauger remarque néanmoins que le développement du trafic de stupéfiants « a considérablement rapproché le monde des bandes de celui du milieu de la délinquance professionnelle ». Les trafiquants n’hésitent d’ailleurs pas à recruter des petites mains au sein de ces groupes de jeunes en déshérence. Conséquence : il y a désormais de plus en plus souvent, derrière les rixes entre bandes, des « enjeux économiques ».

Thomas Sauvadet observe de son côté qu’une « bande d’adolescents de 13 ou 14 ans évolue aujourd’hui dans un environnement beaucoup plus toxique que dans les années 1970 ou 1980 ». Le sociologue souligne notamment le vieillissement, depuis les années 1990, des membres de certaines bandes. « On a de « vieux » jeunes qui peuvent avoir 25, 30, voire 35 ans. Des enfants grandissent dans des familles où le père n’est pas vraiment sorti de sa bande. » Un tableau aggravé par les « difficultés sociales, le chômage, la précarité, l’endettement ».

Quelle réponse apporter à ce phénomène ? « Il y a une sorte de banalisation de la culture des bandes, qui se diffuse dans la jeunesse à travers des séries ou des chansons. Je pense que beaucoup d’éducateurs sont un petit peu à la ramasse et ne sont pas assez réactifs. On a tendance à dire que c’est juste une culture urbaine, une culture juvénile », regrette Thomas Sauvat. Et le sociologue de conclure : « Je milite pour que les travailleurs sociaux, les parents, tout un tas d’adultes en contact avec ces jeunes, identifient très tôt certains signaux et trouvent les mots pour leur expliquer que cette culture n’est pas cool. »