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L’ambassadeur de Chine à Paris plonge son pays dans une crise diplomatique sans précédent

Pressé par le journaliste Darius Rochebin de dire si, pour la Chine, la Crimée appartenait à la Russie ou à l’Ukraine, Lu Shaye a tenté de botter en touche en invoquant les vicissitudes de l’Histoire, avant de se risquer à une justification pour le moins surprenante : la nature finalement très relative, selon lui, des frontières créées par la disparition de l’URSS. Les Républiques qui sont nées de cette implosion “n’ont pas de statut effectif dans le droit international parce qu’il n’y a pas d’accord international pour concrétiser leur statut de pays souverain”, a-t-il asséné.

Mise au point embarrassée à Pékin

Le diplomate, qui s’exprime couramment en français, a assumé ses propos puisqu’une retranscription de l’interview a été publiée par l’ambassade sur le réseau social chinois WeChat. Ce n’est que lundi matin que ce post a disparu, après le tollé provoqué en Europe et ailleurs par les déclarations de Lu Shaye. Dans l’urgence, la porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Mao Ning, avait dû réaffirmer entre-temps que “la Chine respecte le statut d’État souverain” des ex-républiques soviétiques qui, de la Baltique au Caucase et à l’Asie centrale, ont accédé à l’indépendance en 1991 et sont membres à part entière de l’Onu. “La Chine respecte la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale de tous les pays et soutient les objectifs et les principes de la Charte des Nations unies”, a cru bon d’ajouter Mme Mao.

La sortie très peu diplomatique de Lu Shaye a de quoi surprendre venant d’un ambassadeur chevronné, représentant, qui plus est, un pays qu’on aime associer à une civilisation synonyme de subtilité, d’harmonie et de raffinement. Non seulement la prise de position à peine dissimulée de M. Lu sur le caractère russe de la Crimée a-t-elle instantanément ruiné la présomption d’impartialité sur laquelle devait reposer la prétention de la Chine à jouer les médiateurs dans le conflit ukrainien, mais son jugement à l’emporte-pièce sur l’espace post-soviétique a spectaculairement ravivé la peur d’un appétit pékinois pour des régions et territoires qui gravitèrent jadis dans l’orbite de l’Empire chinois.

C’est précisément pour apaiser de telles craintes que la Chine avait porté sur les fonts baptismaux, en 1996, l’Organisation de coopération de Shanghai, avec l’intention de stabiliser les États issus de l’ex-URSS et de garantir leurs frontières. Le commentaire de Lu Shaye pourrait donner à croire que cette initiative n’a servi qu’à masquer les véritables ambitions – conquérantes – de la Chine avec, dans l’intervalle, la montée en puissance d’une nouvelle génération de diplomates qu’on appelle “les loups combattants”. Leur chef de file n’est autre que l’actuel ministre des Affaires étrangères, Qin Gang.

Le loup combattant et les hyènes folles

Lu Shaye se revendique fièrement de ce courant plus agressif au sein de la diplomatie chinoise. “Je suis très honoré d’être qualifié de ‘loup combattant’, parce qu’il y a tant de hyènes folles qui attaquent la Chine”, avait-il confié à un journal français, en juin 2021, avec le sens de la formule qui le caractérise (entre autres épithètes fleuries dignes d’un Donald Trump, on lui doit aussi “petite frappe”, adressée publiquement au sinologue Antoine Bondaz). Le mouvement se distingue, au demeurant, par son expressivité. Celui qui est considéré comme son principal inspirateur, Hu Xijin, l’ancien rédacteur en chef de « Global Times », un des porte-voix du Parti communiste chinois, n’avait pas hésité à comparer la Grande-Bretagne à “une chienne qui demande à recevoir des coups”, et l’Australie à “un chewing-gum collé sous la semelle de la Chine”.

Pareille rhétorique témoigne du goût de l’image qui a toujours nourri la propagande chinoise, quand bien même on y trouvera sans doute aujourd’hui moins de poésie que jadis (on se souvient de l’expression “tigre de papier” que Mao avait forgée pour tourner en dérision les États-Unis). Si elle est prise pour frapper les esprits et, de l’aveu même des protagonistes, pour flatter le nationalisme du peuple chinois, et non pour plaire aux Occidentaux, cette posture paraît peu efficace. Elle écorne l’image de la Chine et ne lui procure aucun bénéfice évident, quand elle ne lui cause pas des tourments, voire des ennuis, comme c’est le cas cette fois.

Un ambassadeur sur la sellette

Dans l’immédiat, on est curieux de voir comment la direction chinoise sortira de l’impasse et quel sera concrètement le sort de Lu Shaye. En de telles circonstances, un ambassadeur serait logiquement rappelé séance tenante, et en y mettant d’autant moins de formes qu’il a multiplié les dérapages – au début de l’épidémie de Covid-19 en France, M. Lu avait accusé le personnel des maisons de retraite d’avoir déserté, “laissant les pensionnaires mourir de faim et de maladie” (cela lui avait déjà valu une convocation au Quai d’Orsay, la première d’un ambassadeur chinois depuis la répression de Tian’anmen en 1989 ; une autre devait suivre lundi). En poste à Paris depuis juillet 2019, Lu Shaye a rempli un mandat assez long pour que son éventuel rappel puisse passer pour un renouvellement normal. À 58 ans, ce francophone, qui a servi auparavant au Sénégal et au Canada, est trop jeune, toutefois, pour partir à la retraite, mais on pourrait malgré tout estimer à Pékin qu’il est temps pour lui de “se reposer”.