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Des millions d’Egyptiens tentent de survivre, alors que la crise économique s’accentue : « Le régime a peur d’une révolte sociale »

Femme divorcée en charge de trois enfants, Rajaa vit grâce à la vente de fromage et de beurre locaux. Auparavant, son salaire de presque 3 000 livres (soit environ 180 euros jusqu’à mars 2022), était suffisant pour nourrir sa famille. Aujourd’hui, ce montant équivaut à moins de 90 euros et lui suffit “à peine pour vivre avec le minimum vital”. Avec une inflation annuelle qui a atteint 33,9 % en mars dernier, selon les statistiques de l’État, et un plongeon de la valeur de la livre égyptienne, la vie de la famille de Rajaa, comme des millions d’autres, se résume désormais à une chose: tenter de survivre.

Sentiment de honte

Depuis mars 2022, l’Égypte traverse une crise économique foudroyante. Le prix du dollar a doublé face à la livre égyptienne. Sur le marché noir, la situation est pire encore, en raison de la pénurie des devises étrangères. Des denrées de base comme le poulet, l’huile, le riz ou les œufs sont devenus des produits de luxe: leur prix a doublé, voire triplé ces derniers mois. D’autres produits, comme les médicaments importés, sont devenus quasiment introuvables. Pour contrer le niveau historique de l’inflation, la Banque centrale d’Égypte ne cesse de hausser le taux d’intérêt. Après la dernière augmentation, fin mars, celui-ci atteint 18,25 %. Avant la crise, la Banque mondiale estimait à 60% le taux d’Égyptiens sous le seuil de pauvreté. Avec la crise, leur nombre a encore grimpé.

Pour tenter d’apaiser la colère, le gouvernement a haussé le salaire minimum à 3 000 livres. Il a également lancé des campagnes de distribution d’aides alimentaires, considérées par beaucoup comme “dérisoires” face à la gravité de la crise. Sur les réseaux sociaux, la publicité du régime montrant la distribution d’aides aux familles pauvres a fait un tollé et suscité la colère. Dans la vidéo, des femmes tentent de cacher leurs visages en prenant les cartons d’aide alimentaire. Si le régime se vante de ces aides, la vidéo démontre le sentiment de “honte” de ces familles qui n’ont d’autres choix pour survivre que d’y avoir recours.

Mélange de pomme de terre et de farine

“Le régime ne devrait pas se sentir fier de distribuer une quantité record d’aides, car c’est un signe d’échec économique”, commente pour La Libre Said Sadeq, professeur en socio-politique à l’université du Nil. “Il s’efforce de convaincre le peuple que la crise traversée par l’Egypte est causée par la crise mondiale résultant de la guerre russo-ukrainienne. Il tente de faire croire au peuple qu’il fait tout pour les aider, pour échapper aux critiques contre sa politique qui a conduit le pays à cette situation”, ajoute-t-il.

Mais pour les habitants, le combat pour la survie est quotidien. “J’ai tenté d’adapter nos repas à nos revenus. Aujourd’hui, on achète des carcasses et des pattes de poulet, pour avoir quelques protéines”, explique Rajaa.

Sous l’effet de la colère face à la hausse des prix des denrées essentiels, des médias pro l’État ont récemment recommandé au peuple de remplacer le poulet devenu trop cher par des pattes de poulets, habituellement réservées aux chiens, en vantant leur haute teneur en protéines. Outre les pattes de poulet, d’autres produits sont recommandés tels que la poudre d’œufs ou encore “le faux poulet”, un mélange de pomme de terre et de farine. Malgré la sidération suscitée par ces recommandations nutritionnelles peu conventionnelles, “les pattes de poulet ont trouvé une place sur la table de plus en plus de familles”, indique Said Sadiq. Dans un rapport publié début avril, sous le nom “Destins bouleversés : Effets à long terme de la hausse des prix et de l’insécurité alimentaire dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord”, la Banque mondiale a estimé à environ 7 millions le nombre d’Égyptiens au bord de l’insécurité alimentaire grave en 2023 en raison de la hausse des prix des produits essentiels.

Inquiétude d’une nouvelle révolution

Mais cette situation préoccupe également le régime d’Abdel Fattah al-Sissi, qui gouverne le pays d’une main de fer. “Le pacte discret entre le régime et le peuple était que le peuple accepterait beaucoup de concessions concernant la répression et les libertés, à condition d’une amélioration de l’économie du pays. Mais dans ce dossier, le régime a échoué”, explique pour sa part, Elhami al Merghani, expert économique et secrétaire général du parti al Tahalouf al Shaabi (l’Alliance populaire).

Ces derniers mois, al Sissi n’a cessé de critiquer dans chacune de ses apparitions la révolution du 25 janvier, qualifiée de cause de “tous les maux” auxquels est confrontée l’Égypte. Le 9 mars, le président a décrit la révolution de 2011 comme étant “un complot total contre le pays”, mettant en garde les Égyptiens contre une répétition de ce scénario.

“Le discours du président al Sissi se base sur la critique de la révolution égyptienne, par crainte que le peuple sorte dans la rue, poussé par la crise économique”, ajoute cet expert économique et opposant. “Si le scénario d’une nouvelle révolution est presque exclu en raison de l’absence d’organisation et d’un leader, le régime a peur d’une révolte sociale, ou d’un chaos aux répercussions néfastes”, ajoute cet opposant.