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Syrie : Jusqu’où peut aller la réhabilitation du régime de Bachar al-Assad ?

Une poignée de main qui pourrait rester dans l’histoire. Paria depuis une dizaine d’années, depuis que le régime s’est engagé dans une guerre contre son propre peuple, la Syrie regagne du terrain sur la scène internationale. Bachar al-Assad a reçu mardi le chef de la diplomatie saoudienne à Damas. Une visite exceptionnelle qui n’avait jamais été envisagée depuis 2011 et qui consacre la réconciliation entre la monarchie pétrolière et le régime Assad. Avant l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis avaient déjà entamé ce processus de réhabilitation du dictateur syrien dans le monde arabo-musulman.

Jusqu’où cette normalisation des relations peut-elle aller ? Pour le moment, l’Occident semble imperméable à ce rapprochement mais « l’activisme puissant et les moyens d’influence de pays comme l’Arabie saoudite peuvent peser dans la balance », craint l’opposant syrien Firas Kontar, joint par 20 Minutes.

Des éléments déclencheurs

Ce début de normalisation avec le pouvoir syrien par Riyad est apparu peu de temps après le tremblement de terre qui a violemment secoué une partie de la Syrie et le sud de la Turquie début février. Plusieurs pays sont alors venus en aide à Damas pour des raisons humanitaires. Bachar al-Assad avait ainsi remercié Abou Dabi pour son « énorme aide humanitaire. » Ce séisme dans lequel près de 6.000 Syriens ont été tués a alors été une opportunité saisie par Damas pour vendre son discours. « Après la chute de Alep en 2017, Damas et ses alliés se sont autoproclamés vainqueurs de la guerre et ont commencé à émettre ce narratif de reconstruction affirmant que Bachar al-Assad est le seul à pouvoir reconstruire le pays, qu’il a lui même détruit », analyse Marie Peltier, historienne spécialiste de la propagande en Syrie, contactée par 20 Minutes. C’est ce discours qui aujourd’hui « donne un vernis, un justificatif » aux Emirats arabes unis et à l’Arabie saoudite pour ce rapprochement qui s’inscrit dans une réflexion géostratégique et géopolitique.

En effet, pour Firas Kontar, ce retournement de veste de l’Arabie saoudite, qui avait jusqu’ici refusé tout contact avec la Syrie, « signifie à l’administration américaine que Riyad ne suit plus les Etats-Unis, que le pays change de camp après des années de déception ». Rappelons que la Syrie est lourdement soutenue par l’Iran et la Russie. « Riyad tourne ainsi le dos à ses partenaires occidentaux et on assiste à une reconfiguration des alliances du Moyen-Orient », ajoute l’opposant.

Comme le pointe Nicolas Tenzer, enseignant à Sciences po et spécialiste des questions internationales, la guerre en Ukraine est aussi passée par là. « Si les Occidentaux aident Kiev jusqu’à la défaite de la Russie, le régime syrien ne pourra plus compter sur le soutien de Moscou », poursuit-il. Et par effet de domino, sans cet allié de poids, il risque de s’effondrer. Si le régime syrien tombe, c’est un régime dictatorial en moins, or, l’Arabie saoudite ou les Emirats arabes unis semblent choisir aujourd’hui le camp des autocraties plutôt que celui des démocraties occidentales et « ont une peur bleue d’une contagion de la démocratie dans leur propre pays », ajoute Nicolas Tenzer.

Une normalisation jusqu’à l’Occident ?

C’est aussi un vent anti-révolution qui souffle dans plusieurs pays du monde arabe. « Une sorte d’idéologie dictatoriale qui devient dominante » et réunit plusieurs Etats, souligne Nicolas Tenzer. L’Egypte, qui est très liée avec la Russie, pourrait ainsi être l’un des prochains pays à franchir la porte du palais présidentiel à Damas. Fin 2021, le Bahreïn avait déjà passé une étape en nommant un ambassadeur en Syrie, une première en dix ans. Mais pour le moment, plusieurs pays de la ligue arabe résistent et ne veulent pas entendre parler de cette normalisation, à l’image du Qatar ou du Koweït. « Même si deux pays bloquent, ça avance », souffle néanmoins Firas Kontar pour qui un retour de la Syrie dans la ligue arabe serait de toute manière plus symbolique qu’autre chose. « Ils n’ont pas de poids sur la région, ils n’ont jamais réussi à s’unir sur un dossier », tranche-t-il.

En revanche, Firas Kontar craint sérieusement une influence saoudienne sur l’Occident. Proche des Etats-Unis ou de la France, l’Arabie saoudite est un poids lourd de la région et au-delà. Et ses arguments économiques et diplomatiques pourraient faire plier quelques nations occidentales, selon l’opposant au régime. « Les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite sont actifs dans ce processus de réhabilitation du régime d’Assad et ils ont des moyens d’influence sur des pays comme la France », explique-t-il. En 2021, l’Arabie saoudite est devenu le premier client de la France en achat d’armement avec des commandes d’un montant de 703 millions d’euros pour cette seule année, selon le rapport annuel du ministère des Armées.

« Ce qui empêche la France de se rapprocher de Damas, ce n’est pas une posture morale, c’est qu’il n’y a pas d’intérêt économique, si l’Arabie saoudite et les Emirats s’emmêlent, ça peut prendre une autre tournure », redoute encore Firas Kontar. Un scénario encore loin d’être sur la table mais qui n’est pas totalement exclu pour Marie Peltier. « Les démocraties pourraient avoir cette tentation, elles ne tiennent pas toujours compte des droits humains, les précédents ne manquent pas », rappelle l’historienne citant l’exemple de la décoration de la grand-croix de la Légion d’honneur du président égyptien Abdel-Fattah al-Sissi par Emmanuel Macron. Et si un parti d’extrême droite arrivait au pouvoir en France, aux Etats-Unis ou dans d’autres pays influents du monde occidental, « alors tout devient possible », prévient Nicolas Tenzer. Ce dernier ne croit en revanche pas à un changement de posture de la France vis-à-vis de la Syrie avec le gouvernement actuel, même s’il pointe le manque de pression de la part de l’Occident sur Riyad concernant ce lien renoué avec Damas.

Une « trahison » pour le peuple syrien

Cette normalisation « est déjà vécue comme une trahison » pour de nombreux Syriens qui se sentent déjà abandonnés depuis des années par les pays arabes, note Marie Peltier. Leur quotidien pourrait être encore pire si Damas reprenait une place sur la scène internationale. Bachar al-Assad « va en profiter pour renforcer davantage son système sécuritaire et répressif et le quotidien des Syriens va se dégrader encore plus », alerte Firas Kontar.

« D’autant que l’impunité face aux crimes commis et en cours va encore plus laisser les mains libres au dictateur, sachant que la répression aujourd’hui est plus dure qu’elle ne l’a jamais été », renchérit Marie Peltier.

Même si une levée des sanctions pourrait éventuellement donner une respiration à l’économie syrienne, « elles représentent aujourd’hui le dernier verrou qui ne saute pas contre la violence du régime envers son peuple », abonde l’historienne. Enfin, « cela montrerait l’inconsistance totale de l’Occident et aurait un effet désastreux en termes de politique internationale », relève également Nicolas Tenzer.