France

Réformes des retraites : La grève des éboueurs, une claque qui nous met le nez dans nos déchets ?

« Intéressant, n’est-ce pas ? », nous interpelle Noëlle, en nous voyant inspecter le tas de poubelles qui s’amoncelaient mercredi soir en face de chez elle, boulevard Berthier, dans le 17e arrondissement de la capitale. Il y avait là des restes de repas, des emballages en carton, des bouteilles en plastique, le tout souvent mis pêle-mêle dans les sacs-poubelle, sans tenir compte des consignes de tri. Un micro-ondes a été rajouté sur le tas, ainsi qu’une lampe en métal qui aurait pu prétendre à une seconde vie. « Et puis, vous avez vu tous ces cartons ? s’attarde Noëlle. Je n’imaginais pas qu’on commandait autant de choses aujourd’hui. »

« Il est temps que ça s’arrête », embraie Denis, son mari, alors que la grève des éboueurs parisiens contre la réforme des retraites entame ce vendredi son 19e jour et a été reconduite jusqu’à lundi au moins. « Ça devient dangereux, pas seulement sanitairement mais aussi pour la circulation », s’attarde-t-il. « Ça pue aussi… Et puis les rats, ils vont s’en donner à cœur joie », s’alarme Nadine, rencontrée quelques rues plus loin devant un tas tout aussi imposant.

Une claque pédagogique à chaque coin de rue

Ces réactions ne changent guère de celles qui pullullent sur les réseaux sociaux, chacun pointant bien souvent ensuite son bouc émissaire, selon qu’il soit pour ou contre la réforme des retraites : Anne Hidalgo ou Emmanuel Macron. Flore Berlingen, autrice de plusieurs enquêtes sur les déchets, aimerait que cette grève nous pousse plus loin dans l’introspection, en nous confrontant visuellement aux impacts de nos consommations. « C’est un peu l’effet pervers de la collecte relativement efficace aujourd’hui des déchets en France, pointe-t-elle. Aussitôt produits, ils disparaissent de notre vue. Il faut alors visiter des installations de traitement de ces déchets pour se rendre compte de la montagne que nous générons quotidiennement. Mais elles sont souvent loin des villes, et les occasions sont rares. »

Depuis le 5 mars donc, la claque pédagogique est à chaque coin de rue de la capitale, où 9.500 tonnes attendaient d’être ramassés ces dernières heures. « Je n’avais pas vu les choses sous cet angle, admet Jack, Ecossais installé à Paris depuis deux ans et rencontré place de la Bourse. Effectivement, ces amas de poubelles disent beaucoup de nos modes de vie. »

476 kg par an et par Francilien

Quand on lui demande combien de déchets produit en moyenne un Français chaque année, sa réponse, comme celles des autres Parisiens rencontrés, tombe loin du compte. « 150 kg ? », tente-t-il peu convaincu. « 100 kg ? », essaie Florence un peu plus loin. Beaucoup plus. L’Ademe évalue à 39 millions de tonnes la quantité de déchets ménagers et assimilés* (DMA) ramassés chaque année en France. Soit 580 kg par an et par habitant. L’Observatoire régional des déchets d’Ile-de-france (Ordif) ramène ce volume à 476 kg pour les Franciliens, ce qui ne veut pas dire qu’ils sont plus vertueux. « Dans les DMA, on englobe les déchets occasionnels principalement envoyés en déchetterie, détaille Helder de Oliveira, son directeur. Et les Franciliens en envoient peu. Autour de 60 kg par an, contre 200 en moyenne en France. »

Sur les déchets du quotidien – là où sont les plus forts enjeux –, les volumes sont les mêmes. Les tendances aussi, et elles ne sont pas très bonnes. « Par déchets du quotidien, on entend à la fois ceux qui font l’objet d’une collecte sélective (papiers, cartons, emballages plastiques, verres) et les ordures ménagères résiduelles, soit tout le reste qui finit principalement incinéré », commence Helder de Oliveira. Entre 1945 et 2000, le volume de ces déchets par habitant a quasiment doublé, « avant d’entamer une baisse, notamment sous l’effet de la crise économique, jusqu’à 2015 environ, reprend Flore Berlingen. Mais depuis, ça augmente légèrement. » En Ile-de-France, on est passé de 454 kg par habitant en 2015 à 476 aujourd’hui.

Poussée par l’Union européenne, la France s’est pourtant fixé l’objectif de réduire de 15% ses déchets ménagers d’ici à 2030 par rapport à 2010. Décliné à l’Ile-de-France, « cela impliquerait de tomber à 429 kg en 2025 et 406 en 2030, indique Helder de Oliveira. On n’est plus du tout sur cette trajectoire. »

Une poignée de motivés vs la masse peu concernée ?

Pourquoi ? « Bonne question », reprend le directeur de l’Ordif. D’un côté, il a l’impression que la prise de conscience des enjeux environnementaux liés à nos déchets progresse. « On le voit rien qu’au nombre croissant de Français qui s’engagent dans la démarche zéro déchet, pointe Manon Richert, responsable communication de Zero Waste France, ONG qui fédère ce mouvement. Et des alternatives concrètes (re)voient le jour et progressent. Comme l’achat en vrac ou la consigne. » « Mais ces évolutions sont à trop petite échelle, regrette Helder de Oliveira. C’est tout le paradoxe aujourd’hui : on a d’un côté une poignée d’ultramotivés et, de l’autre, la masse des Français qui disent faire attention à leurs déchets et se mettre au tri, mais ne le font en réalité pas suffisamment. On n’arrive toujours pas à résoudre la question de la motivation, dans les villes denses en particulier. »

Le flot de cartons que pointe Noëlle en est la parfaite illustration. C’est un des flux de déchets qui augmente ces dernières années, boosté par l’essor des livraisons, confirme Helder de Oliveira. « Et alors qu’on pourrait au moins les recycler pour valoriser au mieux leur fin de vie, on n’en récupère que 30 % du gisement. »

« Chercher à réduire, c’est nager à contre-courant »

Cette grève des éboueurs servira-t-elle de déclic ? Le directeur de l’Ordif craint l’inverse, « certains Parisiens arrêtant tout tri dans cette période compliquée ». « Tout ne dépend pas non plus des consommateurs », insiste de son côté Manon Richert, en rappelant que le problème est aussi et surtout structurel et réglementaire. Et si plusieurs mesures prises dernièrement, notamment dans la loi Agec de 2020, vont dans le bon sens, « elles restent insuffisantes, souvent peu contrôlées et donc peu respectées », pointe-t-elle. Et de citer l’exemple de l’obligation pour les fast-foods de servir les repas en salle dans de la vaisselle réutilisable. « On est encore dans un contexte où celui qui s’engage dans une démarche zéro déchet a l’impression de nager à contre-courant du reste de la société, abonde Flore Berlingen. Ça devrait être l’inverse. »