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Féminicides : En faisant revivre Chantal Cécillon, un livre détruit la notion de « crime passionnel »

Il a fallu attendre l’édition 2021 du Larousse pour voir le mot « féminicide » entrer dans le fameux dictionnaire. En voici la définition : « Meurtre d’une femme ou d’une jeune fille, en raison de son appartenance au sexe féminin. » Avec cette précision : « Crime sexiste, le féminicide n’est pas reconnu en tant que tel par le Code pénal français. » En attendant que la justice de notre pays fasse son aggiornamento, ce terme s’est immiscé dans le débat public. Il y remplace de plus en plus la détestable expression de « crime passionnel » accolée à tant d’atrocités commises par un homme sur sa compagne, actuelle ou ancienne.

Comme le meurtre de Chantal Cécillon par son mari, le rugbyman Marc Cécillon, dans la nuit du 7 au 8 août 2004 à Saint-Savin (Isère), de quatre balles de 357 Magnum tirées à bout portant. Dans L’Affaire Cécillon. Chantal, récit d’un féminicide (Les Presses de la Cité), Ludovic Ninet sort de l’oubli cette « femme petite et fine [1,59 m, 48 kg] », restée dans l’ombre de son colosse d’époux, ancien capitaine du XV de France, tout au long de leur existence commune, et même après que celui-ci lui a ôté la vie. Cette mère de deux filles avait 43 ans.

L'auteur Ludovic Ninet.
L’auteur Ludovic Ninet. – Loïc Carret

« Ce n’était pas mon titre initial, on me l’a proposé et je l’ai trouvé parfait, explique l’auteur, ancien journaliste sportif. On sait clairement où l’on met les pieds. Cela détruit complètement la notion de crime passionnel qui a été avancé notamment lors du deuxième procès. » En décembre 2008, Marc Cécillon, défendu par Éric Dupond-Moretti, actuel ministre de la Justice, avait vu sa peine initiale, prononcée deux ans plus tôt, réduite de 20 à 14 ans de prison par la cour d’appel de Nîmes. Il sera libéré du centre de détention de Muret, près de Toulouse, le 27 juin 2011.

Des dérapages connus, mais tus

Ses heures de gloire en équipe de France et à Bourgoin-Jallieu, équipe phare du rugby français des années 1990, son alcoolisme notoire – son alcoolémie a été évaluée entre 2,61 et 3,12 g/l de sang lorsqu’il a tué sa femme –, son incapacité à négocier l’après-carrière… Tout a été dit et écrit sur Cécillon après le meurtre, jusqu’à tomber dans une forme d’apitoiement en décalage total avec l’atrocité de l’acte. Mais rien sur la victime, si ce n’est un seul article de presse, recensé par Ludovic Ninet.

« Voir comment tout a été centré sur lui me laisse encore sans voix aujourd’hui », réagit ce dernier, qui a d’abord songé à faire de son cinquième livre un ouvrage de fiction, après trois romans et un essai sur le rugby. « Dès que je me suis intéressé au sujet, j’ai eu envie de mieux comprendre, et j’ai commencé à contacter des gens pour en parler. Plus ça allait, plus je voulais laisser les vrais prénoms, la vraie ville. Le basculement, c’est lorsque je me suis retrouvé pour la première fois devant la tombe de Chantal, en mai 2018. Là je me suis dit : « tu ne peux pas écrire une fiction ». Cela aurait enlevé de la force. »

Trois témoignages de femmes

Comme attendu, l’auteur s’est souvent heurté au mur du silence au cours son enquête. Cécillon était un « demi-dieu » à Bourgoin, où on lui passait et lui pardonnait tout. Un seigneur au sens médiéval, au-dessus des lois, qui multipliait les conquêtes féminines tout en se montrant maladivement jaloux à l’égard de Chantal.

Et que dire du monde du rugby ? Ludovic Ninet revient dans l’ouvrage sur le premier procès de novembre 2006, avec le défilé à la barre de Bernard Lapasset (alors président de la FFR) et de Serge Blanco (président de la LNR) qui dresseront « le portrait idyllique d’un  » homme extraordinaire » [Blanco], « jamais sanctionné en 46 sélections internationales, capitaine exemplaire [Lapasset, devant les télévisions] » ». Dans la salle, Céline, fille cadette de Chantal, bout de rage. Comme elle ne digérera pas la réhabilitation a posteriori de son père, invité comme si de rien n’était au rassemblement de la génération dorée berjalienne pour les 20 ans de la finale du championnat de France 1997, trois ans après avoir assigné ses deux filles en justice pour une mauvaise gestion de son patrimoine.

Grâce aux témoignages de Céline, mais aussi de Marinette, sa mère, et d’Huguette, sa meilleure amie, la personnalité de Chantal sort des limbes sous la plume de l’ancien journaliste.

 J’ai voulu faire un autre récit de l’affaire Cécillon, remettre une forme d’équilibre. J’ai cherché à montrer la personne qu’elle était, lumineuse et solaire, comme on me l’a raconté. C’est une histoire d’émancipation autodidacte. Elle n’a pas passé sa vie chez les psys, elle n’a pas été soutenue par des associations de victimes. Elle a construit son projet petit à petit, en ayant supporté des choses insupportables, ce qui témoigne d’une force de vie incroyable, et rend cette élimination sauvage encore plus terrible. »

Chantal n’était pas seulement la femme trompée, humiliée, tuée puis anonymisée dans une affaire qui porte le nom de son bourreau. Elle était aussi une personne aimée dont Ludovic Ninet ravive la flamme avec une infinie pudeur, qui lui a permis d’emporter la confiance des trois autres femmes au cœur de cet ouvrage. « Cette communauté de femmes a un côté très symbolique, glisse-t-il. Oui, c’est un homme qui a écrit ce livre, mais c’est important que l’on prenne notre part, pour endosser une forme de responsabilité dans les agissements des hommes et nous associer au combat des femmes. »

En 2022, 109 d’entre elles sont mortes en France des mains de leur conjoint ou d’un ex, selon le collectif Féminicides par compagnons ou ex. Presque une victime tous les trois jours. « Des personnes m’ont écrit après la sortie du livre, confie Ludovic Ninet. Il raconte l’histoire de Chantal, mais c’est aussi l’histoire de toutes les femmes maltraitées. »