Belgique

« Pourquoi je me drogue, vous croyez ?”: En maraude dans le centre de Charleroi avec les éducateurs de Carolo Rue

Dans cet espace vert situé entre l’hôpital, le Centre public d’action sociale (CPAS) et la statue du Marsupilami, se déroulent aussi des petits deals de drogue. Les vendeurs y ont leurs habitudes, leurs heures, leur clientèle. Des mondes parallèles se croisent, sans heurts apparents, dans le petit “Triangle d’or” carolo. “Tous ces publics cohabitent gentiment”, confirme Christophe, éducateur à Carolo Rue. Ce service de prévention du CPAS va à la rencontre des usagers qui consomment dans l’espace public. Avec un objectif central : la réduction des risques. Ils sont six collègues à arpenter ainsi le bitume de la ville, en binôme, du lundi au vendredi et deux dimanches par mois. “Cela fait dix-neuf ans que je fais le trottoir, en marchant 15 kilomètres par jour”, indique Christophe. “On est les yeux et les oreilles de la rue”. .

Le crack, ça brûle méchamment les lèvres

Dans le parc, un des hommes assis sur un banc reconnaît Sylvain, qui fait équipe avec Christophe. C’est lui qui porte le sac à dos avec le matériel du maraudeur : box de récupération pour les seringues usagées ; du matériel stérile à distribuer (aiguilles, pipes en verre, crème cicatrisante – le crack, ça brûle méchamment les lèvres…) ; quelques gaufres emballées…

Sylvain, éducateur spécialisé à Carolo Rue
Sylvain, éducateur spécialisé à Carolo Rue ©An. H

”He, vous êtes de Carolo Rue, hein ?”. Le type interpelle l’éducateur spécialisé. “Je suis en train de me droguer à cause de quoi, vous croyez ? Ça fait trois ans que je suis dans la rue. Je sors de prison”. Sylvain discute avec l’homme, lui parle du collègue qui suit les ex-détenus. L’autre s’énerve un peu. “Oh avec lui, je me suis embrouillé… On ne veut pas que j’avance. À cause de mon casier. Je n’ai pas de revenus. J’ai un enfant”. En quelques mots, le travailleur social fait retomber la pression, oriente l’homme vers la permanence qui se tient au CPAS pour tenter d’y voir plus clair dans sa situation.

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De la brune et de la blanche

La maraude (on dit aussi “le zonage”) se poursuit vers le centre commercial “Ville 2”, lieu stratégique pour faire la manche, en fonction des jours autorisés par le plan de mendicité. Dans ce quartier-ci de Charleroi, c’est précisément le mercredi, jour de marché. Sinon, mendier y est interdit : les contrevenants risquent d’être verbalisés et de se faire confisquer les pièces tombées au fond de leur gobelet en carton.

À proximité du palais des Beaux-Arts, on construit la nouvelle entrée de la station de métro du même nom. Le coin s’est mué en chantier – à l’image du reste de la ville. Deux hommes et une femme, abrités derrière un carré de béton, prennent de la brune (de l’héroïne) et de la blanche (de la cocaïne) en fumette. Christophe échange quelques mots avec eux. “La dame, je la connais depuis pas mal d’années.” Une vie mêlée de prostitution et de consommation. “On a croisé son fils dans le parc”. Il a la vingtaine, consomme aussi.

Avant les travaux, le quartier des expos était un site de consommation à ciel ouvert – certains l’avaient baptisé “Toxland”… La rénovation de l’espace, conjuguée à la réglementation de la mendicité, a repoussé les usagers vers les quartiers périphériques, au-delà du ring. “Cela entraîne beaucoup de changements dans notre travail”, commente Christophe. Le territoire du zonage s’étend, pour coller à celui de la consommation. Ce qui provoque une certaine invisibilisation des usagers. “C’est pour ça qu’on suit aussi les dealers, pour savoir où vont les consommateurs”.

Dans les interstices de la ville

Dans la Grand-Rue, des barrières de chantier sont censées barrer l’accès à d’anciens squats. Mais s’y introduire reste un jeu d’enfant. Un amas de gravats et de déchets jonche des bâtiments éventrés et partiellement incendiés. Si plus personne ne dort ici, des indices (petits sachets qui ont contenu des boulettes, bouts de câbles dénudés pour fabriquer des filtres…) montrent que l’endroit est encore fréquenté pour la consommation.

Dans un squat, Grand-Rue, à Charleroi.
Dans un squat, Grand-Rue, à Charleroi. ©An.H

En se glissant dans les interstices de la ville, les éducateurs de rue du CPAS tentent de maintenir le lien avec les usagers qui vivent en rue. Jérome Boonen, responsable des matières en lien avec les assuétudes et les sans-abri pour le CPAS de Charleroi, observe le changement qui s’opère dans la consommation de rue. Le crack (ou cocaïne modifiée, qui se fume dans des pipes en verre) devient le problème numéro un. Précédemment, dans les lieux de consommation, on comptait quatre injecteurs pour un fumeur. La proportion s’est inversée.

Les pipes à crack se répandent

Au niveau de l’accompagnement, c’est plus compliqué. Avec 10 euros, on peut avoir plusieurs doses de crack. On ne doit plus avoir 50 euros sur soi pour consommer. On voit des nouveaux profils, qui étaient inconnus au bataillon”, détaille Jérôme Boonen. L’effet du crack est immédiat, mais très court. Comme le produit est hautement addictif, il entraîne un besoin compulsif d’en reprendre très vite. Pour les usagers, c’est une course frénétique qui ne s’arrête pas : chercher l’argent, trouver le dealer, consommer… Et recommencer, parfois dix fois sur la journée. Un boulot à temps plein.

Il faut aussi garder le contact avec les citoyens lambda

Les maraudeurs de Carolo Rue doivent aussi garder le contact avec les commerçants et les habitants confrontés à cette réalité. En sillonnant les quartiers de la ville de 202 000 âmes, ils recueillent “les doléances de la rue” et tentent, en amont, de dégoupiller les situations complexes. Ils jouent les médiateurs dans des face-à-face parfois compliqués entre les usagers qui consomment en rue et les citoyens lambda.

Les plaintes concernent, notamment, les seringues usagées et autres déchets de consommation abandonnés dans l’espace public. À Charleroi, les consommateurs sont sollicités pour récupérer le matériel potentiellement contaminé – ce qui participe à la réduction des risques sanitaires. Ceux qui y contribuent sont rétribués : 99,60 euros pour 6 séances de ramassage d’une demi-journée. “Ce sont des experts : ils connaissent mieux que nous les endroits de consommation”, dit Christophe. Chaque année, des milliers de seringues usagées sont ainsi retirées de l’espace public.

Une première seringue découverte dans le Q Park.
Une première seringue découverte dans le Q Park. ©An.H.

Sylvain et Christophe décident de descendre dans le parking Q Park, dont les escaliers et les rampes offrent des abris discrets aux injecteurs. Un couple y dormait ce matin. Il n’y a plus personne. Dans la lumière blafarde du sous-sol, l’œil aiguisé de Sylvain distingue une seringue parmi les détritus qui traînent en longs colliers au pied des murs. Il sort une longue pince en acier de son sac à dos, l’attrape et la glisse dans le box. Dix mètres plus loin, il repère un piston, écrasé par un pneu de voiture. En moins de dix minutes, il aura récupéré sept seringues dans le parking.