Belgique

« L’opacité dans la gestion du Covid a ouvert un boulevard aux théories complotistes. Le politique et les médias en paient le prix aujourd’hui »

Dans votre livre, vous dénoncez, avec une certaine ferveur, la gestion politique de la crise sanitaire. Avec une critique très vive à l’égard du gouvernement…

L’idée de cet ouvrage, c’était surtout de faire le bilan un an après l’abrogation de l’état d’urgence épidémique en Belgique. J’ai l’impression que quand ça s’est arrêté, on est très vite passés à autre chose sans faire un état des lieux. Durant la crise – et je l’avais déjà exprimé dans La Libre –, j’étais préoccupée par le fait que les parlementaires peinaient véritablement à jouer le rôle qui est le leur, pendant que l’exécutif était, seul, aux commandes. On allait d’arrêté ministériel en arrêté ministériel, et pendant ce temps-là, le pouvoir législatif était tout simplement by-passé. À cette époque, il y avait des réactions (de la part de citoyens, d’académiques, de juristes et de certains dans le monde politique) appelant les parlementaires à se réveiller. Un an après l’abrogation des mesures intervenue le 11 mars 2022, je constate qu’on ne s’est pas véritablement posé les questions qu’il fallait pour retenir les leçons d’une telle gestion de crise.

Pensez-vous que, dans l’urgence dans laquelle la Belgique était plongée, le pouvoir exécutif pouvait faire autrement ?

Soyons corrects : il faut saluer le fait que l’État belge était en ordre de fonctionnement et a répondu présent lorsqu’il fallait agir en temps de crise. Mais le problème de fond, c’est qu’on est tombé dans l’excès en permettant toujours plus au pouvoir exécutif, et en contournant le pouvoir législatif. C’est en cela que je parle de gestion sur-exécutive. On est tombés dans une logique où on se disait ‘le parlement ça prend trop de temps ? Alors on by-passe. Idem pour la section législation du Conseil d’État. Ce mode de fonctionnement, c’est ça qu’on a vécu durant deux années. Cela a donné lieu à une inflation des normes avec 55 arrêtés (ministériels puis royaux). C’est trop. Et quand c’est trop, le citoyen n’est plus en mesure de suivre et de comprendre. Surtout si, pour faire respecter la norme, on use de la répression.

Vous faites référence aux infractions Covid ?

Oui, et c’est normal de vouloir faire respecter les normes, sauf qu’il faut, pour cela, un minimum de clarté, il faut que les citoyens puissent comprendre les choses pour savoir s’il y a infraction. Il y a eu beaucoup d’opacité dans la gestion, et on y reviendra plus en détail. Mais pour revenir à la question de la répression, je rappelle qu’on a eu près de 250 000 dossiers d’infraction Covid qui ont été ouverts par les parquets. Ce qui signifie qu’à un moment, des gens ont été poursuivis et condamnés sur la base de normes qui étaient pourtant peu claires, imprévisibles et changeantes.

Vous dites que le Parlement a été contourné, mais il y a eu une loi Pandémie…

Au début du Covid, personne ne contestait vraiment le fait qu’on contourne le parlement pour agir, parce qu’on était véritablement dans l’urgence, dans l’inconnu et qu’on était très contents que l’exécutif agisse. Puis l’exécutif s’est installé dans ce rôle tout au long de la crise sanitaire, même quand cela ne se justifiait pas de ne pas faire appel aux parlementaires qui, je le rappelle, sont les représentants de la population. Et c’est là qu’est apparue cette gestion que je nomme sur-exécutive. Et si j’emploie le superlatif, ce n’est pas pour faire joli mais parce que la tendance de l’exécutif à monter en puissance, que l’on observe déjà en temps normal, a atteint face au covid-19 des sommets inégalés. La preuve : même avec la mise en place de la loi Pandémie que vous évoquez, les parlementaires ont été mis sur le côté. Ce texte de loi était pourtant très attendu parce qu’il devait permettre de redonner au législatif sa véritable place et de faire cesser la gestion par arrêtés ministériels. Sauf que la loi Pandémie, c’était une succession d’arrêtés royaux. On a donc eu encore une gestion à coup d’arrêtés.

Donc les parlementaires n’ont pas joué leur rôle ?

Certes, ce sont les parlementaires qui ont voté la loi Pandémie, mais ils se sont faits eux-mêmes hara-kiri puisqu’ils ont voté un texte ne leur permettant aucun rôle, sauf celui de spectateur. Ils n’ont fait que valider le logiciel de crise qui était en vigueur, donnant les pleins pouvoirs à l’exécutif dans la gestion de la crise sanitaire. Aujourd’hui, on est dans l’après-crise, et personne n’a envie de revenir là-dessus, parce que c’était une période éreintante, qu’on en sort tous épuisés. Et qu’en plus, les crises se sont enchaînées. Il y a eu le début de la guerre en Ukraine, la crise énergétique, la crise migratoire. On vit de crise en crise. Mais c’est justement parce qu’on va de crise en crise qu’il faut faire le bilan.

Bruxelles - Siege IPM: Anne-Emmanuelle Bourgaux, constitutionnaliste et professeur de droit a Bruxelles le jeudi 18 fevrier 2021 (JC Guillaume)
Anne-Emmanuelle Bourgaux, constitutionnaliste et professeur de droit ©JC Guillaume

« En se permettant de se passer des parlementaires, on a nié l’importance du suffrage universel »

On a l’impression que vous avez, de votre côté, déjà tiré un premier bilan. Quels sont vos constats ?

Je veux d’abord répéter – et je ne le répéterai sans doute jamais assez -, que chacun à, au moment où cela nous est tombé dessus, a essayé de faire de son mieux. Je le pense sincèrement, que ce soit les ministres ou les parlementaires. Mais nous avons vécu une ère historique de restrictions de nos droits et de nos libertés. Les responsables politiques doivent donc faire un bilan, comme l’impose la loi pandémie elle-même. Moi, mon premier constat, c’est qu’en se permettant de se passer des parlementaires, on a nié l’importance du suffrage universel. Et ça n’est pas un détail, plus encore quand on voit que les relations entre gouvernants et gouvernés ne sont pas au beau fixe. Et justement, dans une période où la démocratie représentative s’essouffle, il faut faire en sorte de lui redonner un second souffle. Quand on voit des sondages s’empiler pour évoquer une méfiance de la population – surtout de la part des jeunes – à l’égard de la démocratie, il faut agir. C’est difficile de convaincre les citoyens des bienfaits du suffrage universel, de l’intérêt crucial des élections, de l’importance de voter si on est face à un pouvoir exécutif qui supplante le pouvoir législatif, seul représentant des citoyens, grâce au suffrage universel. L’année prochaine sera électorale. Nous, vous et tous les démocrates de ce pays vont répéter combien voter est important. Mais si on dit ça, il faut être cohérent et permettre aux parlementaires d’être au centre du jeu constitutionnel.

Vous évoquez également les conséquences d’une gestion “opaque” de la crise sanitaire. Fallait-il en dire plus ?

Dire plus, je ne sais pas, mais le fait d’avoir contourné le parlement a privé les citoyens d’une publicité des débats, imposée au Parlement par l’article 47 de la Constitution. C’est crucial dans une démocratie saine puisque cela permet à tous de prendre connaissance des décisions législatives qui sont prises et de savoir pourquoi et comment elles sont prises. Quand on débat d’une loi et qu’on vote pour qu’elle soit adoptée, c’est quand même important de savoir tout le processus en marche. C’est ça, l’intérêt du Parlement. Mais l’exécutif ne permet pas tout cela : il n’y a ni publicité et, fatalement, ni transparence. Le principe de publicité, c’est une des caractéristiques de l’époque des Lumières, c’est ce qui a permis de mettre fin à l’opacité qui régnait durant l’Ancien Régime. Ne l’oublions pas. Sans transparence, on risque une rupture de confiance. Or, ce qui a caractérisé la gestion de la crise sanitaire – et je suis loin d’être la seule à le dire – oui, c’est l’opacité.

Pourtant, le gouvernement communiquait régulièrement avec la population…

Oui, il communiquait par conférence de presse après les Comités de concertation. Mais ce fameux codeco compte parmi les organes belges les plus opaques : les ordres du jour n’étaient pas publics, et encore moins les procès-verbaux. On ne savait donc pas ce qui s’y passait, qui disait quoi et dans l’intérêt de qui. C’est donc tout le contraire d’un fonctionnement parlementaire avec un débat public, mêlant majorité et opposition, ou on a accès aux ordres du jour, aux discussions, aux décisions. Conséquence : l’opacité de la gestion et son manque de transparence, cela a donné lieu à beaucoup d’incompréhensions. Les citoyens ne savaient pas toujours quoi faire. Même le citoyen le plus vertueux, le plus légaliste avait du mal à comprendre. Or, pour respecter une norme, encore faut-il la comprendre.

Il y avait des communications sur l’évolution de la pandémie. N’était-ce pas suffisant ?

Bien sûr que si, il ne faut pas négliger la publicité des rapports de Sciensano, c’était quelque chose de précieux puisque cela a permis de montrer les chiffres et l’évolution de la pandémie. Mais quant à savoir sur la base de quelle motivation des décisions étaient prises, selon quelles expertises, chiffres et études… Et c’est ce manque de clarté qui a alimenté la suspicion. Ajoutez à cela qu’on a choisi d’adopter une approche répressive, en usant de la sanction pénale. Tout cela n’a fait que produire de la confusion, de la suspicion, de la crainte à l’égard de la police notamment, de la justice, du politique et même des médias.

Pensez-vous que cette gestion que vous critiquez à alimenter le complotisme ?

Par ce manque de transparence, on a fait qu’alimenter les thèses les plus farfelues. Il n’y a rien de pire qu’un pouvoir qui se love dans l’opacité. À force d’éviter tous les contrepoids, on s’est enfermé dans un modèle qui centralise le pouvoir. En fait, oui, l’opacité dans la gestion du Covid a tout simplement ouvert un boulevard aux théories complotistes. Le politique et les médias en paient le prix aujourd’hui. Est-il trop tard ? Non, pas si on prend justement le temps de tirer les leçons en écoutant ce qu’à en dire la société civile, les citoyens. Il reste encore un peu de temps avant la fin de la législature pour s’expliquer, ce qui pourrait permettre d’éviter que les mécontentements s’expriment par les urnes. Or, loin de tirer les leçons de la gestion de crise, nos autorités l’inscrivent dans le marbre. En Wallonie et à Bruxelles, le “tout à l’exécutif” en cas de crise sanitaire a été reproduit dans la précipitation dès 2022. Au niveau fédéral, contre l’avis du Conseil d’Etat, le gouvernement veut s’octroyer le pouvoir de limiter nos voyages même hors situation de crise épidémique (le fameux PLF Passenger Locator Form). Contre l’avis de l’Institut des Droits Humains, le fédéral veut renforcer les pouvoirs de police des bourgmestres en lieu et place des juges. L’Etat belge n’est donc pas seulement dans le déni. Il est séduit par la reproduction. Comme si la Belgique avait le Covid long.