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Bruno Dayez : « Il y a toujours un énorme voile d’ignorance sur la prison, qui est un dépotoir humain. Je l’ai encore plus compris avec Marc Dutroux »

Dans votre dernier ouvrage, vous vous attaquez au procès pénal proprement dit comme pièce centrale du système judiciaire. Vos propos sont d’ailleurs assez sombres, comme si vous ne croyiez plus en la justice ?

Je crois en la justice, mais pas forcément telle qu’elle existe aujourd’hui (rires). Mon projet, en écrivant, est de mettre en évidence la face cachée de la justice. Par exemple, il semble acquis aux yeux de tous que le procès est la voie unique et privilégiée pour manifester la vérité et réaliser la justice. Comme si, par une alchimie savante, le procès pouvait transformer n’importe quel dossier en une vérité juste. C’est ce postulat que j’ai voulu remettre fondamentalement en question. Ce qui m’y autorise, me semble-t-il, c’est ma fréquentation assidue des tribunaux depuis quarante ans.

Pourquoi dites-vous, dans votre livre, que de nombreux procès sont quasiment joués d’avance et que les peines semblent être distribuées de façon aléatoire ?

J’essaie notamment de démontrer que l’issue d’un procès est très souvent connue d’avance parce qu’au tribunal correctionnel, on travaille sur un dossier entièrement “ficelé” et, au surplus, soigneusement sélectionné par le parquet (qui ne renvoie au tribunal que les dossiers dans lesquels il a la conviction d’être gagnant). De sorte que les acteurs du procès doivent souvent se contenter d’interpréter le dossier à leur manière, mais sans pouvoir y ajouter ou en retrancher quoi que ce soit. Quant aux peines, je dis que les juges ont un énorme pouvoir d’appréciation parce que la loi ne contient aucune indication sur ce à quoi les peines doivent servir. Dès lors, en fonction de sa philosophie, chaque juge a sa propre vision des objectifs qu’il assigne à la peine qu’il prononce. Ce qui donne une impression d’arbitraire alors qu’il n’en est rien : les juges ne font qu’user du pouvoir que la loi leur confère.

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La justice pénale évolue très peu, sauf dans une optique purement sécuritaire

C’est le procès pénal devant un tribunal correctionnel que vous citez. Vous préférez la cour d’assises ?

Oui, parce que l’oralité des débats permet un débat beaucoup plus ouvert. Au correctionnel, les acteurs du procès en sont souvent réduits à faire de la figuration. Même si l’expression peut paraître sévère, nous, avocats et magistrats, sommes les exécutants serviles d’un système qui nous condamne à l’inlassable répétition d’une série de stéréotypes.

N’y a-t-il pas, malgré tout, depuis le Covid, de nombreuses critiques qui se sont élevées à l’égard de ce système, donnant à penser que les juges, avocats et procureurs sont conscients de ces défauts et désireux de faire changer les choses ?

Conscients, c’est sans doute le cas. Désireux d’en changer, c’est moins clair. Nous sommes englués dans une forme de routine dont nous nous accommodons bien, d’une part, et, de l’autre, ce qui caractérise les professions de robe, c’est leur impuissance. Quand la loi change, nous ne nous rebellons jamais, même si la loi est médiocre, nous nous contentons d’organiser des colloques… Le résultat est patent : la justice pénale évolue très peu, sauf dans une optique purement sécuritaire qui grignote peu à peu du terrain.

Donc, je me répète, vous ne croyez plus en la justice ?

Je suis son amoureux transi. La justice est un enjeu démocratique fondamental. C’est parce que je l’aime que je la critique et que je voudrais la voir évoluer pour protéger ce qu’elle devrait être. L’écriture m’a permis de continuer de plaider en m’offrant, en quelque sorte, une porte de sortie, une bouffée d’oxygène. Mais quand je plaide, l’objectif est de sortir des sentiers battus et d’arriver à remettre en question le sens de ce que nous faisons quand nous participons à l’œuvre de juger. Je ne prétends pas, bien sûr, y arriver, mais c’est le but. L’avocat a quand même le privilège de défendre une personne en chair et en os quand le procureur du Roi n’exprime, la plupart du temps, que des généralités dès lors qu’il n’a jamais rencontré le prévenu et qu’il s’exprime au nom d’une entité abstraite, “la société”. Or, l’humain est évidemment au cœur le plus intime de la justice.

Bruno Dayez l'avocat de Marc Dutroux
Bruno Dayez l’avocat de Marc Dutroux ©Bernard Demoulin
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En vérité, la justice ne fonctionne pas à deux, mais à cinq ou six vitesses

N’est-ce pas le fait de défendre Marc Dutroux qui a forgé votre opinion très critique sur la justice et plongé dans une vision trouble ?

J’ai commencé à rédiger mes chroniques en 1983, soit plus de trente ans avant d’assister l’intéressé. Donc, ma réponse est non. Mais il est vrai que cet épisode a été très marquant pour moi, car il m’a ouvert les yeux sur tout ce qui concernait l’exécution des peines, la condition pénitentiaire. Je n’avais pas, jusque-là, une vision aussi pertinente de l’univers carcéral. Cette réflexion a complété en quelque sorte celle que je menais déjà sur les caractéristiques de la “machine judiciaire”.

C’est-à-dire ?

Il y a toujours un énorme voile d’ignorance sur la prison, qui est un dépotoir humain, voire un mouroir. Je l’ai encore plus compris avec le dossier de Marc Dutroux, qui m’a amené à me pencher sur les très longues peines, et surtout sur les peines perpétuelles dont je rêve l’abolition. Jusqu’à il y a peu, personne ne s’intéressait au sort des condamnés. Le jugement épuisait en quelque sorte sa vertu dès qu’il était prononcé et tout le monde se fichait éperdument de ce qu’il advenait dans “l’après”. Avec l’hypermédiatisation des grands procès criminels, la population est désormais tenue en haleine chaque fois qu’on évoque la possible libération d’un condamné pour crime grave. La publicité qui en est faite l’est donc, non pas pour alerter des effets néfastes de la prison, mais uniquement pour renforcer ce qu’on nomme le “sentiment d’insécurité”. En dehors de ces quelques dossiers retentissants, la prison n’intéresse personne. Elle demeure une case vide, un impensé.

« Je fournis à Marc Dutroux la seule chose qui le maintient en vie »

L’affaire Sanda Dia a quand même défrayé la chronique : des peines jugées “trop faibles” ont fait crier à la justice de classes. La question de la prison fait donc bien débat ?

Oui, mais seulement pour réclamer davantage de sévérité, une répression toujours accrue. Or, dire que les peines sont trop clémentes aujourd’hui est une hérésie. Cela démontre une méconnaissance de la réalité de la prison et une désinformation sur la justice qui, globalement, prononce des peines de plus en plus lourdes qui sont exécutées dans une proportion de plus en plus élevée.

Vous n’êtes pas d’accord avec cette idée de justice de classe ?

L’injustice pénale correspond grosso modo à l’injustice fiscale : “Selon que vous serez puissant ou misérable… ”. Je dis souvent qu’il vaut mieux délinquer avec astuce et sur très grande échelle qu’à la pièce et avec, fût-ce un soupçon, de violence. En vérité, la justice ne fonctionne pas à deux, mais à cinq ou six vitesses. Le temps est d’ailleurs le facteur déterminant permettant de comprendre pourquoi la justice n’est pas égale pour tous. Aux uns, la prescription, le dépassement du “délai raisonnable”, aux autres, la procédure accélérée ou la détention préventive. Or, comme le donne à penser le langage courant : “justice véloce, justice féroce”. Quand on juge les faits des années après leur commission, le coupable ne risque plus rien d’autre qu’une condamnation symbolique….

La prison est-elle une solution pour certains types de délits et non pour d’autres ?

Je répondrai par une boutade : la prison est le problème, pas la solution. Elle ne contribue que très peu à la sécurité des citoyens et pour un temps limité. Par ailleurs, elle entraîne de considérables effets toxiques. Malgré cela, les débats au tribunal ont pour seule issue la “case prison” pour un temps plus ou moins long. C’est un raisonnement à courte vue, et même un aveuglement.

Vous ciblez les dernières réformes en la matière sur l’exécution des courtes peines ?

C’est la réforme la plus aberrante que j’aie connue depuis longtemps. On va désocialiser des personnes pour un laps de temps limité dans le but prétendu d’éviter la récidive en luttant contre le “sentiment d’impunité”. Il s’agit d’un total contresens, mais, à nouveau, tout le monde obtempère puisque le ministre en a décidé ainsi.

Qui ciblez-vous dans vos écrits ? Si les principaux concernés par le procès pénal ferment, selon vous, les yeux sur les défauts du système, à qui s’adresser pour quels changements ?

Moi, je jette des petites bouteilles à la mer. Le fait que vous m’accordiez cet entretien démontre que la presse, surtout la presse écrite, est vigilante sur tout ce qui concerne la justice et donne place au débat. En fait, quand on sème, on ne peut jamais savoir ce qu’on récolte. Qu’on le veuille ou non, la justice est condamnée à évoluer. La prison, notamment, a vraiment fait son temps telle qu’elle existe. Ce qui me maintient alerte, c’est la conviction que, demain, notre système judiciaire sera jugé à son tour pour toute la souffrance humaine qu’il aura engendrée.