Suisse

La neutralité comme modèle commercial

Le roi de Brigue jouait de son pouvoir sans pitié. Illustration de Marco Heer Musée national suisse

Dans la tourmente de la guerre de Trente Ans, l’entrepreneur Gaspard Stockalper a trois atouts en main: le Simplon, des mercenaires et le marché du sel. Depuis son siège de Brigue, il élabore une stratégie aussi délicate que lucrative: celle du double jeu international.

Ce contenu a été publié le 03 janvier 2024 – 08:55




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En 1639, alors que Gaspard Stockalper crée son empire commercial au Simplon, le risque d’être entraîné dans la guerre qui ravage le continent est grand.

De puissantes formations militaires sont massées aux frontières, les incursions et passages de troupes sont monnaie courante, tandis que les cols importants de cette région alpine la placent constamment dans la ligne de mire des puissantes belligérantes.

Quant à la Confédération, elle est divisée sur le plan confessionnel, est incapable d’agir en matière de politique étrangère et ne dispose d’aucune organisation militaire centralisée.

Percepteur et diplomate

L’inquiétude grandit également en Valais: ne pouvant ignorer la situation périlleuse dans laquelle se trouve le territoire, le Grand Conseil valaisan se voit contraint de réorganiser son dispositif de défense et de renforcer ses capacités défensives.

Grand négociant fort d’un important réseau de relations et de renseignement, Gaspard Stockalper est élu au Conseil de guerre. Il avait déjà été envoyé à Soleure auprès de l’ambassadeur de FranceLien externe afin de recouvrer les sommes dues aux mercenaires valaisans et de négocier l’envoi de nouvelles compagnies en France.

Il est désormais envoyé à Baden en tant que représentant de la République des Sept Dizains à la Diète fédérale, où l’on débat des troubles qui secouent les Trois Ligues et des droits de passage des troupes espagnoles par leurs cols. Gaspard Stockalper accède ainsi à des fonctions décisives dans le domaine militaire également, ce qu’il sait mettre à profit pour ses affaires.

selLien externe est en effet une denrée indispensable à l’élevage du bétail et à la conservation du fromage et de la viande.

Ne disposant d’aucun gisement et ayant des besoins pouvant atteindre 750 tonnes par an, le Valais octroie le monopole de son approvisionnement. Les sources de sel étant très éloignées, le maître du sel doit entretenir de bonnes relations dans les centres de négoce et avec les organismes gouvernementaux.

Un capital important est aussi nécessaire pour avancer les coûts de l’achat, du transport et du stockage du sel. De même, disposer d’un vaste réseau de distribution est indispensable.

Gaspard Stockalper semble tout désigné pour ce rôle. Le contrat de dix ans qu’il négocie est avantageux: en échange du droit exclusif et de l’obligation d’approvisionner le Valais en sel, il le paie à un prix forfaitaire et perçoit des prix de vente fixes.

Il est en outre exempté de droits de douane ainsi que des taxes liées à l’utilisation des soustes. De leur côté, ses sous-traitants sont tenus de toujours payer le sel en espèces sonnantes et trébuchantes. Libre à lui toutefois de s’approvisionner où bon lui semble: selon les conditions du marché, il peut acheter du sel français, savoyard, bourguignon, vénitien ou sicilien, et empocher une belle marge. Le contrat est renouvelé à deux reprises, rendant Stockalper richissime.

Production de sel marin dans «De re metallica libri XII», 1556. Eth-bibliothek Zürich

Toutefois, le véritable moteur de sa «presse à billets» de Brigue est constitué par l’association du transit par le Simplon, du mercenariat et du sel, formant un système s’alimentant et s’accélérant lui-même.

Ces trois atouts lui permettent de louvoyer entre les grandes puissances. Il livre au roi de France des mercenaires en échange de sel bon marché, de privilèges commerciaux et d’avantages spéciaux. L’ambassadeur de France écrit à Paris à plusieurs reprises que «Stockalper gouverne le Valais» ou encore que «Stockalper est le chef du Pays du Valais». Du sel bon marché doit lui être livré afin de ne pas mettre en péril le flux constant de mercenaires.

À la cour de France, on le surnomme «Le roi du Simplon». Stockalper fait également valoir ses atouts auprès du Milanais espagnol, à qui il permet le franchissement de troupes par le col en contrepartie de sel à bon prix et d’autres privilèges. Toutes les têtes couronnées veulent s’attirer les bonnes grâces de ce seigneur de Brigue. Il est ainsi nommé chevalier de Saint-Michel par Louis XIV, chevalier de l’Éperon d’or par le pape Urbain VIII, baron par le duc de Savoie, et chevalier d’empire par l’empereur Ferdinand III.

Château Stockalper, Photo: Thomas Andenmatten

Au fil des ans, Gaspard Stockalper de la Tour se rend utile de toute part grâce à sa neutralité politico-commerciale. Il empêche les grandes puissances d’intervenir et les dresse les unes contre les autres, tout en faisant des affaires avec chacune d’entre elles.

Ce faisant, il permet au Valais de traverser sans heurt cette période difficile, en s’enrichissant lui-même considérablement au passage. La rivalité entre la France et l’Espagne persistant au-delà des traités de Westphalie de 1648, la neutralité que Stockalper a érigée en modèle commercial et son statut dans ce jeu d’équilibriste restent intacts.

En 1669, il accède à la plus haute fonction séculière du Valais, celle de grand bailli, réunissant ainsi les plus hauts pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Au zénith de sa carrière économique et politique, il semble intouchable. Mais le sort en avait décidé autrement…

L’auteur

Helmut Stalder est historien, publiciste et auteur de livres, spécialisé dans l’histoire de l’économie, des transports et des techniques.

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