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Lefortovo, cette prison-forteresse où est détenu le journaliste américain arrêté par la Russie

Ce centre de détention de Moscou tristement célèbre a accueilli entre ses murs une longue liste de figures connues et est utilisé par les services de sécurité russes (FSB) pour maintenir les prisonniers dans une solitude quasi-totale.

« C’est une prison figée. Ils vous isolent autant que possible du monde extérieur et des autres prisonniers, à l’exception de votre compagnon de cellule », témoigne Igor Roudnikov, ancien détenu et journaliste. « C’est difficile à décrire… Imaginez, vous êtes tout le temps avec le même homme, dans une cellule de huit mètres carrés, 24 heures sur 24 et sept jours sur sept », poursuit M. Roudnikov, qui a passé près de dix mois à Lefortovo en 2017 et 2018.

L’AFP s’est entretenue avec M. Roudnikov, ainsi qu’avec des avocats, des militants et des familles de détenus, afin d’avoir un aperçu de la vie dans cette prison.

À l’intérieur de ce bâtiment jaune pâle datant du XIXe siècle, les promenades quotidiennes se font à deux, dans un espace de la même taille qu’une cellule mais avec une ouverture à la place du toit. « Même un mari et une femme amoureux ne peuvent pas passer autant de temps ensemble, alors imaginez des personnes qui viennent de se rencontrer », lance M. Roudnikov. Pour lui, il s’agit là d’un « moyen d’exercer une pression psychologique », tout comme la lumière artificielle et le bruit constant dans le bâtiment.

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Le bruit de Lefortovo

Une grande partie de la structure interne de quatre étages de Lefortovo est métallique – escaliers, portes, planchers et chariots – de sorte que le bâtiment « cliquette et retentit » en permanence.

Le système empêchant les détenus de voir qui que ce soit lorsqu’ils se déplacent dans la prison ajoute au bruit. Pour avertir les autres de rester à l’écart, les gardiens claquent bruyamment des doigts ou font tinter leurs clés lorsqu’ils conduisent les prisonniers. « C’est le bruit particulier de Lefortovo, que l’on entend quand on marche dans ses couloirs », explique Maria Eismont, une avocate qui se rend régulièrement dans l’établissement moscovite.

Toutes les personnes interrogées par l’AFP ont cependant reconnu que les conditions matérielles étaient meilleures dans cet établissement contrôlé par le FSB que dans d’autres prisons russes.

Lefortovo est un établissement inhabituel, car il accueille des personnalités connues faisant l’objet d’enquêtes pour des crimes graves tels que « haute trahison », « terrorisme » ou « espionnage ».

L’ancien marine américain Paul Whelan y a été détenu en 2018 avant d’être condamné à 16 ans de prison pour espionnage et transféré dans une autre prison.

A l’époque soviétique, Lefortovo a brièvement accueilli l’écrivain Alexandre Soljenitsyne ou encore Mathias Rust, un aviateur allemand qui avait effectué un surprenant atterrissage près de la place Rouge en 1987.

Dans toute la Russie, le nom de Lefortovo évoque instantanément le souvenir des purges staliniennes et, à cette époque, il était rare que les prisonniers quittent les lieux vivants, selon l’ONG Memorial.

« Monde complètement fermé »

Les temps ont cependant changé et les avocats interrogés par l’AFP n’ont pas entendu parler d’abus physiques ces dernières années. « C’est un centre de détention très dur, mais correct », résume Mme Eismont, qui défend actuellement trois clients enfermés à Lefortovo. « L’essentiel, c’est que les gens soient coupés le plus possible du monde extérieur », ajoute-t-elle.

Ksenia Mironova, journaliste de 25 ans pour le média Helpdesk, se souvient qu’on lui a ri au nez pour avoir demandé à acheter du crédit pour un appel téléphonique pour son partenaire emprisonné Ivan Safronov. « Ils m’ont dit: ‘Comment pouvez-vous être aussi naïve pour espérer recevoir des appels téléphoniques ?' ».

M. Safronov, journaliste respecté, a passé deux ans à Lefortovo avant d’être condamné à 22 ans de colonie pénitentiaire pour « haute trahison ».

Pour le couple, les lettres manuscrites sont devenues un moyen de communication vital. Mme Mironova se souvient s’être « noyée dans les larmes » après avoir reçu pour la première fois une lettre de M. Safronov. « J’avais pour habitude d’avoir cette lettre avec moi, dans mon sac, tout le temps ».

Puis, lors de la deuxième année de M. Safronov à Lefortovo, les lettres ont cessé. Les enquêteurs, qui lisent chaque courrier et décident de les transmettre ou non, ont visiblement décidé de les retenir.

Mme Mironova raconte qu’elle se sentait « bizarre » de marcher dans la rue près de Lefortovo, si proche de M. Safronov, qui était, lui, « dans un monde complètement fermé ». « Un jour, cependant, nous ouvrirons cette forteresse », lance-t-elle.