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Le Bhoutan, théâtre d’une lutte d’influence entre deux géants dans l’Himalaya

La polémique a enflé sur fond de concurrence entre l’Inde et la Chine dans l’Himalaya, où des territoires restent à délimiter entre les uns et les autres. C’est dans ce contexte, d’ailleurs, que le petit royaume bouddhiste, connu pour sa politique du Bonheur national brut, a choisi, de longue date, de mener une diplomatie tranquille et discrète, cerné qu’il est par l’Inde, avec laquelle il entretient une relation étroite depuis les années 50, et la Chine, qui rêve d’y étendre son influence comme elle l’a réussi sur le Népal.

« On ne peut pas rester pauvre éternellement, mais devenir riche très rapidement n’est pas nécessaire non plus »

Là où les trois pays se rejoignent

L’attention indienne s’est particulièrement focalisée sur l’un des deux points de jonction entre les trois pays : celui où se rencontrent le Sikkim (en Inde), le Tibet (en Chine) et la vallée de Haa (au Bhoutan). On se souvient qu’en 2017, l’armée chinoise avait entrepris de construire une route sur le plateau du Doklam, dans le sud-ouest du royaume, donnant lieu à une poussée de fièvre avec les militaires indiens venus soutenir Thimphu – une intervention qui visait probablement moins à venir en aide au Bhoutan qu’à assurer leurs propres arrières. Les soldats des deux puissances nucléaires se sont alors fait face pendant plus de deux mois, avant de se retirer.

(FILES) This file photo taken on July 10, 2008 shows a Chinese soldier (L) next to an Indian soldier at the Nathu La border crossing between India and China in India's northeastern Sikkim state. A border standoff between Chinese and Indian troops on a remote Himalayan plateau has heightened long-standing tensions while ensnaring a tiny kingdom, Bhutan, between the two nuclear-armed powers. The row has festered for more than a month by the end of July 2017 as India and China refuse to back down in the distant but strategically key territory, reflecting the historic mistrust between the Asian giants. / AFP PHOTO / DIPTENDU DUTTA
Un face-à-face, remontant au 10 juillet 2008, entre un soldat chinois et un soldat indien au passage frontière de Nathu La. ©AFP

La militarisation chinoise de la région inquiète à New Delhi. Il suffit de regarder une carte pour se convaincre du caractère stratégique de ce que les Britanniques appelaient “une dague pointée vers le cœur de l’Inde” et, plus particulièrement, vers le corridor de Siliguri, cette étroite bande de terre qui relie la fédération indienne à ses États du nord-est. La crainte reste prégnante de voir ce “cou de poulet”, comme on le surnomme, sectionné.

Mieux vaut donc voir le plateau de Doklam entre les mains du petit allié bhoutanais que du grand rival chinois. D’autant que plane toujours le spectre de la guerre éclair qui avait opposé l’Inde et la Chine dans d’autres régions himalayennes en 1962 et qui s’était soldée par l’humiliation indienne.

La carte de la "trijonction" entre l'Inde, la Chine et la Bhoutan.
Le lieu de la « trijonction » entre l’Inde, la Chine et la Bhoutan. ©IPM Graphics

Quand La Libre lui a demandé où en était la situation à la “trijonction” (que les parties fixent à un endroit différent), le Premier ministre du Bhoutan Lotay Tshering a répondu que ce n’était “pas au Bhoutan seul de régler le problème”, avant d’ajouter : “Nous sommes trois. Il n’y a pas de grand ou de petit pays, il y a trois pays égaux, comptant chacun pour un tiers. Nous sommes prêts. Dès que les deux autres parties seront prêtes aussi, on pourra discuter. L’Inde et la Chine ont des problèmes tout au long de leur frontière. Nous attendons donc de voir comment elles régleront leurs différends.”

guillement

Nous sommes trois. Il n’y a pas de grand ou de petit pays, il y a trois pays égaux, comptant chacun pour un tiers.

Ce faisant, Lotay Tshering confirme essentiellement que le Bhoutan ne conclura d’accord sur le Doklam qu’avec ses deux voisins – garantissant à l’Inde que ses intérêts seront pris en compte. Aussi, comme le résume Tenzing Lamsang, le rédacteur en chef du journal The Bhutanese, cette controverse agitée par certains médias indiens, témoignant surtout de la sensibilité de la question, s’apparente “une énorme tempête dans une petite tasse de thé”.

Entre la Chine et le Bhoutan, une frontière à fixer

Une autre négociation mérite probablement plus d’attention aujourd’hui, celle de la fixation de la frontière entre la Chine et le Bhoutan – deux États qui n’entretiennent toujours pas de relations diplomatiques officielles – ailleurs que sur le plateau du Doklam. “Nous ne rencontrons pas de problèmes frontaliers majeurs avec la Chine, mais certains territoires ne sont pas encore délimités. Nous devons encore en discuter et tracer une ligne”, nous a déclaré le Premier ministre Lotay Tshering.

En très haute altitude, avant les années 1960, personne ne ressentait le besoin de définir les frontières ailleurs que dans les alentours des principaux cols, traditionnellement empruntés par les commerçants et des religieux. Mais la prise du Tibet par les communistes chinois en 1950, ainsi que la guerre sino-indienne pour le contrôle de l’Arunachal Pradesh et de l’Aksai Chin en 1962 ont changé la donne. A fortiori alors que les cartes publiées par Pékin divergent sensiblement de celles considérées à Thimphu et que le Bhoutan a régulièrement dû dénoncer les intrusions chinoises sur son territoire.

Vingt-quatre sessions de pourparlers transfrontaliers, depuis 1984, ont permis de réduire les zones de contentieux, avant de s’enliser. Les deux pays se sont alors entendus, en 2021, pour accélérer leurs négociations. “Nous sommes arrivés à nous comprendre”, selon Lotay Tshering. “Une délégation bhoutanaise s’est rendue en Chine”, en janvier à Kunming, “et nous attendons maintenant la venue au Bhoutan d’une équipe technique chinoise. Après une ou deux réunions supplémentaires, nous serons probablement en mesure de tracer une ligne de démarcation”, a-t-il annoncé. On ne serait donc plus si loin d’un accord.

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Le Premier ministre Lotay Tshering à Bruxelles, le 21 mars 2023. ©cameriere ennio

Or, en 2021, le tibétologue britannique Robert Barnett, professeur chargé de recherche à l’École des études orientales et africaines de l’université de Londres, avait établi que la Chine construisait des routes, des bâtiments et des avant-postes militaires et fortifiés sur un territoire “internationalement et historiquement” considéré comme appartenant au Bhoutan. Y compris dans une vallée sacrée, Khenpajong, dans le Nord.

Foreign Policy
Les territoires disputés, selon la carte publiée dans Foreign Policy. ©IPM Graphics

Depuis, d’autres constructions chinoises sont apparues, si bien qu’à ce jour, le Pr Barnett a identifié “dix villages” se trouvant dans différentes régions du Bhoutan, notamment à l’ouest, comme l’indiquent des images satellites relayées par l’agence Reuters. Un accord sino-bhoutanais datant de 1998 garantit pourtant le maintien de “la paix et la tranquillité dans leurs zones frontalières” et impose aux deux pays de s’abstenir “de toute action unilatérale visant à modifier le statu quo de la frontière”.

La Chine grignote des territoires de son petit voisin himalayen

Loin de s’offusquer de ce grignotage, le Premier ministre bhoutanais a rejeté cette lecture des cartes. “Beaucoup d’informations circulent dans les médias sur les installations chinoises au Bhoutan. Nous n’en faisons pas une affaire parce qu’elles ne se trouvent pas au Bhoutan. Nous l’avons dit catégoriquement, il n’y a pas d’intrusion telle que mentionnée dans les médias. Il s’agit d’une frontière internationale et nous savons exactement ce qui nous appartient”, nous a-t-il assuré.

Cette affirmation constitue le “premier et unique commentaire officiel sur la dizaine de villages découverts”, réagit le Pr Barnett, et il s’apparente à “un changement majeur”.

guillement

Si la Chine obtient tout ou partie de ce qu’elle exige du Bhoutan, elle aura été récompensée pour avoir enfreint le droit international.

“À moins que la Chine ait considérablement réduit ses exigences ou que le Bhoutan ait obtenu des gains inattendus”, l’accord qui s’annonce “impliquera probablement que le Bhoutan cède des territoires à la Chine”, redoute l’expert. “Si la Chine obtient tout ou partie de ce qu’elle exige du Bhoutan, elle aura été récompensée pour avoir enfreint le droit international, ce qui soulève des doutes quant à son attitude à l’égard des traités, au traitement qu’elle réserve à ses petits voisins et à l’architecture de la sécurité dans la région himalayenne.” Reste à voir si Thimphu sera prêt à conclure un accord frontalier avec Pékin (pour les frontières autres qu’à la trijonction), sans l’aval de son allié indien, surtout s’il risque de voir sa sécurité mise en péril.

”Il n’y a pas de grand ou de petit pays, il y a trois pays égaux”, avait insisté Lotay Tshering. Extrêmement sensibles, ces questions frontalières mettent toutefois en lumière la fragilité du Bhoutan face à la Chine, autant qu’elles éclairent la détermination de l’Inde à maintenir le royaume bouddhiste sous son aile.