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Fox News sous les projecteurs de la justice : vers un procès retentissant qui pourrait changer la face de la politique et des médias aux États-Unis

En cause, une série de plaintes en diffamation déposées dès décembre 2020, dans la foulée de l’élection présidentielle, par la société Dominion Voting Systems. Fondée en 2002 à Toronto, cette entreprise, dont le siège social américain est situé à Denver, dans le Colorado, fabrique des machines à voter électroniques, ainsi que des appareils permettant de scanner des bulletins de vote en papier pour en faciliter le dépouillement. Ces dispositifs sont largement utilisés aux États-Unis, quoique d’une manière non systématique puisque chaque État est libre de fixer les modalités des scrutins organisés sur son territoire. Dans les dix États les plus compétitifs en 2020 (les fameux swing states), de l’Arizona au Wisconsin, les systèmes Dominion étaient présents dans 351 de leurs 731 comtés.

Il n’en fallait pas plus pour que les tenants de “l’élection volée” – ceux qui, à la suite de Donald Trump, ont rejeté les résultats de la présidentielle, accusé les Démocrates de fraude à grande échelle et nié par conséquent la légitimité de Joe Biden – considèrent que Dominion était partie prenante au “complot”. Très vite, ce n’est pas seulement la fiabilité technique du matériel qui fut mise en cause, mais aussi l’intégrité de ses concepteurs, devenus complices d’utilisateurs à la solde des Démocrates dans les bureaux de vote. La société fut accusée d’avoir installé des programmes permettant de supprimer les votes pour Trump ou de les transférer à Biden. On fit la comparaison avec des fraudes électorales au Venezuela, quand bien même ce pays n’utilisait pas de machines Dominion. On alla jusqu’à affirmer que l’entreprise était contrôlée par une autre, Smartmatic, prétendument fondée par le socialiste Hugo Chavez, l’ancien président vénézuélien qui fut longtemps la bête noire des Américains.

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La réalité des chiffres

Au-delà de son caractère délirant, la dénonciation ne résistait guère à l’épreuve des chiffres. Dans les dix swing states susmentionnés, Joe Biden l’a globalement emporté dans les comtés qui employaient les appareils Dominion. Mais il s’est imposé encore plus nettement dans ceux qui en étaient dépourvus, y creusant un écart décisif. Sur les 731 comtés, 712 votèrent en 2020 comme ils l’avaient fait en 2016, une majorité d’électeurs tantôt restant fidèles à Donald Trump, tantôt continuant à lui préférer son adversaire démocrate. Dix-neuf seulement virèrent de bord, parmi lesquels dix-huit élurent Biden ; parmi ceux-ci, onze n’utilisaient pas Dominion. Ironie supplémentaire : c’est en Géorgie que Trump enregistra son unique nouveau gain, dans un État qui choisit pourtant en 2020 un président démocrate pour la première fois depuis 1992, et dans un comté, Burke, qui… était équipé de machines Dominion.

Rudy Giuliani en première ligne

Parmi celles et ceux qui crièrent haro sur Dominion, on trouve les responsables de la mouvance conspirationniste QAnon, des médias ultra-conservateurs comme Newsmax ou One America News Network (OANN), et des sites d’extrême droite spécialisés dans les fake news comme The Gateway Pundit. Plus inattendue est la part prise dans cette campagne de désinformation par des personnalités a priori sérieuses comme les avocats de Donald Trump, Rudy Giuliani et Sidney Powell. Ceux-ci multiplièrent les apparitions sur les plateaux de télévision pour propager leur théorie. Ils furent d’autant mieux accueillis que des élus républicains entérinèrent leurs élucubrations.

Le 25 novembre 2020, trois semaines après la présidentielle, les membres de la majorité républicaine au Sénat de Pennsylvanie avaient tenu ainsi une réunion de crise à Gettysburg, là même où Lincoln prononça, au plus fort de la guerre de Sécession, l’un des plus célèbres discours de l’histoire américaine. Giuliani y était en personne, tandis que Trump harangua les participants à distance (son appel téléphonique fut diffusé par haut-parleurs). Un des organisateurs, Doug Mastriano, qui devait vainement briguer deux ans plus tard le poste de gouverneur de la Pennsylvanie, y déclara que la victoire de Joe Biden était “mathématiquement impossible” et incrimina explicitement Dominion.

Harcèlement et menaces de mort

C’est pour obtenir réparation que l’entreprise intenta plusieurs actions en justice dont l’aboutissement se profile aujourd’hui. Le préjudice subi par Dominion ne se borne pas à une atteinte à son honneur et sa réputation (potentiellement synonyme de lourdes pertes financières liées au discrédit ainsi causé). Il englobe aussi les souffrances endurées par ses cadres et ses employés, victimes d’un harcèlement qui fut parfois poussé jusqu’aux menaces de mort. Ce fut le cas pour Eric Coomer, le directeur de la stratégie produits de Dominion, qui craignit pour sa vie et dut vivre caché, alors qu’une première plainte était déposée en son nom en décembre 2020. Au cours de la procédure, qui le visait avec d’autres, Rudy Giuliani reconnut qu’il n’avait pas consacré plus d’une heure à vérifier les critiques formulées contre Coomer, critiques qu’il reprit néanmoins à son compte.

Dans le collimateur de Dominion figure surtout Fox News. L’entreprise reproche à la chaîne conservatrice d’avoir donné une tribune exceptionnelle à ses détracteurs, alors que ses dirigeants, ses animateurs et ses journalistes savaient que les accusations étaient sans fondement, et qu’ils ne se privaient pas, au demeurant, d’en convenir dès qu’ils s’éloignaient des micros et des caméras. Dominion réclame 1,6 milliard de dollars de dommages-intérêts à la chaîne de Rupert Murdoch. Ce dernier se retrouve dès lors dans une situation on ne plus paradoxale, poursuivi pour avoir fait le jeu de Donald Trump avec qui il est, cependant, brouillé depuis longtemps. Le milliardaire australo-américain, âgé de 91 ans, reconnaît volontiers le gâchis et assure regretter de n’être pas intervenu plus résolument pour mettre de l’ordre.

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L’intention de nuire

La démarche de Dominion suscite la plus grande attention aux États-Unis car il est toujours téméraire pour un homme d’affaires ou une entreprise, comme pour un responsable politique ou un organisme public, de s’attaquer à la presse. Celle-ci est on ne peut mieux protégée par le premier amendement à la Constitution, qui garantit une liberté d’expression quasiment sans limite. Invoquer la diffamation est donc toujours un exercice risqué et il l’est d’autant plus, dans le cas présent, que Fox News se retranche derrière le devoir d’informer et fait valoir que, si ses journalistes ont relayé les propos de Trump et de ses partisans, ils ont aussi exprimé sur antenne leurs doutes quand ils en avaient.

Pour gagner un procès en diffamation, il faut démontrer l’existence de ce qu’on appelle en droit américain actual malice, une intention réelle de nuire. Les avocats de Dominion pensent y parvenir en prouvant que les différents protagonistes savaient parfaitement que les idées qu’ils propageaient et défendaient étaient fausses. Ils disposent, à cette fin, d’un certain nombre de documents, notamment des e-mails et des messages échangés par les présentateurs vedettes de Fox News comme Lou Dobbs, Tucker Carlson ou Bret Baier, dans lesquels ceux-ci se disent convaincus d’avoir affaire à des menteurs (notamment Rudy Giuliani et Sidney Powell). Ils peuvent également s’appuyer sur des dépositions, comme celle de Murdoch, qui a lui-même admis que les célébrités de la chaîne, dont Sean Hannity et Laura Ingraham, “avaient sans doute été trop loin “. Ils ont enfin recueilli des témoignages révélant que la direction de Fox News était obsédée par la chute de ses audiences au profit de concurrents plus conservateurs, et qu’elle était déterminée à tout faire pour enrayer l’hémorragie.

C’est ainsi qu’un des grands networks américains a sciemment contribué à accréditer l’idée que Joe Biden a été battu à la présidentielle, alors qu’il a remporté le scrutin aussi bien en nombre de grands électeurs (306 contre 232) que de suffrages populaires (avec plus de sept millions de voix d’écart). Le mensonge a été si bien martelé qu’il reste ancré dans les esprits de ceux qui veulent y croire, envers et contre tout. Le 4 mars encore, à la conférence annuelle des conservateurs CPAC organisée dans le Maryland, Donald Trump pouvait de nouveau l’ériger en vérité en soutenant que les Démocrates sont les champions de la fraude électorale et de la désinformation. “J’ai gagné la seconde élection, OK, je l’ai gagnée largement “, a-t-il répété devant un parterre d’inconditionnels. “Quand [les autres] disent que Biden a gagné, les gens intelligents savent que ce n’est pas vrai.”