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En Argentine, comment survivre face à un taux d’inflation de 100% ?

En Argentine, aller faire ses courses est devenu une expérience profondément angoissante. L’augmentation des prix de certains produits a en effet de quoi donner des sueurs froides : un litre de lait a augmenté de 320 % en trois ans ; le litre d’huile, de 456 % ; le kilo de sucre, de 490 %, selon un rapport de la firme de conseil Abeced.

05 April 2023, Argentina, Caseros: Women open ravioli packages in a soup kitchen in the "Evita" neighborhood. Argentina, South America's second-largest economy, has one of the highest annual inflation rates in the world at 102.5 percent. On Tuesday, ten heads of state and government from Latin America and the Caribbean plan to discuss measures against inflation at a virtual summit. Photo: Matias Baglietto/dpa
05 April 2023, Argentina, Caseros: Women open ravioli packages in a soup kitchen in the « Evita » neighborhood. Argentina, South America’s second-largest economy, has one of the highest annual inflation rates in the world at 102.5 percent. On Tuesday, ten heads of state and government from Latin America and the Caribbean plan to discuss measures against inflation at a virtual summit. Photo: Matias Baglietto/dpa

“Nouvelle normalité”

Le gouvernement a tenté ces derniers mois, de juguler l’inflation avec, par exemple, la mise en place du plan “prix justes”, limitant l’augmentation des prix de 30 000 produits de première nécessité à 4 % pour une durée de cent vingt jours, ou en introduisant de nouveaux taux de change censés stimuler les exportations. Cela n’aura manifestement pas suffi. La semaine dernière, un chiffre longtemps redouté a plongé le pays dans la sidération : pour la première fois depuis 32 ans, la hausse des prix sur un an a dépassé la barre symbolique des 100 %, atteignant très exactement 102. 5 % selon l’Institut national de statistiques Indec, soit l’un des taux les plus élevés du monde.

”Cela confirme ce que nous observions depuis quelques mois, à savoir que l’Argentine s’est installée durablement dans un régime d’inflation élevée, dont il sera très difficile de sortir. Cette inflation de plus de 100 % n’est pas quelque chose de ponctuel, c’est devenu la nouvelle normalité du pays”, analyse l’économiste Martin Kalos, directeur du cabinet EPyCAConsult. Cette inflation à trois chiffres, qui plonge l’administration Fernandez dans le tumulte à l’approche des élections en octobre prochain, n’a pas surgi du jour au lendemain.

Selon l’économiste, “elle est le résultat de deux récents épisodes inflationnistes : le premier, sous l’administration Macri, causé par une politique de dévaluation brutale du peso, qui a porté l’inflation à plus de 50 % , le second sous le mandat d’Alberto Fernandez principalement causé par une forte émission monétaire pour compenser le déficit — qui l’a fait bondir à 100 % ”. Une véritable descente aux enfers pour une large partie de la population, dont près de 40 % vit actuellement sous le seuil de pauvreté.

L’Argentine est aussi en difficulté

En Argentine, selon un récent rapport de l’Organisation Mondiale du Travail, 45 % des travailleurs ne sont pas déclarés. Ces derniers, contraints de négocier individuellement leurs revenus, se retrouvent particulièrement vulnérables à l’explosion des prix. Ainsi, alors que les salariés déclarés ont, en règle générale, vu leurs revenus évoluer par palier en fonction de l’inflation, Nora Rodriguez est quant à elle payée “au noir”. Son maigre salaire de femme de ménage n’a donc pas augmenté d’un peso pendant plus de six mois.

Groupes de troc sur Facebook

Emilce Bravo, également mère célibataire, a eu son quatrième enfant en 2017, sous le mandat de Mauricio Macri, alors que l’inflation faisait son grand retour dans l’économie nationale. La jeune femme de 34 ans, qui travaille aujourd’hui dans une cantine populaire subventionnée par l’État dans le quartier pauvre de Villa Fiorito, voyait alors son argent se volatiliser à la moitié du mois : “Je n’arrivais pas à acheter du lait et des couches, c’était très difficile”.

Elle s’est alors tournée vers le troc, une pratique qui s’était surtout répandue partout à travers le pays, au début des années 2000, suite à la sévère crise économique et sociale du “corralito”. La jeune femme, aujourd’hui administratrice d’un groupe Facebook de troc comptant environ 17 000 membres, se procure ainsi des aliments et des vêtements qu’elle ne pourrait pas s’offrir autrement. Selon elle, si l’usage du troc n’est pas massif comme dans les années 2000, il n’a jamais disparu de certains quartiers pauvres et serait en constante augmentation sur les réseaux sociaux : “ça se passe surtout sur facebook, mais aussi sur whatsapp, dans mon quartier, beaucoup de gens s’en sortent comme ça”.

Penser en “mini-économiste”

”En revenant aux niveaux d’inflation des années 90, nous devons réapprendre de nos parents et de nos grands-parents qui ont déjà vécu ça. Ce savoir-faire, de nous défendre au quotidien avec cette économie, est encore très présent dans les familles “, explique l’économiste Martin Kalos. Avec cette explosion des prix et la dévaluation chronique du peso, qui a perdu 90 % de sa valeur en vingt ans, économiser dans la monnaie locale est devenu illusoire. Tandis les ménages les plus pauvres dépensent immédiatement leurs pesos pour subvenir à leurs besoins, ceux qui en ont les moyens se tournent vers les devises étrangères.

C’est la solution qu’a trouvée, Daniel* (son nom a été modifié), jeune doctorant en biologie de 36 ans qui se dit “fatigué” de devoir penser en permanence en “mini-économiste”. Alors que sa bourse du prestigieux CONICET (Conseil national de la recherche scientifique et technologique) s’essouffle sous le coup de l’inflation, il s’est formé il y a quelques années au marketing digital et s’est mis à travailler pour une entreprise étrangère. Son salaire en dollars lui était remis en cash, par un intermédiaire de l’entreprise. Dissimulées un peu partout dans son appartement, ses petites réserves de billets verts échappent ainsi aux restrictions de change imposées par l’État argentin qui tente désespérément de remplir les maigres réserves de sa banque centrale.