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« D’où vient cette méchanceté? »: en Pologne, le suicide d’un adolescent pose la question de l’éthique des médias

Les médias polonais n’en savaient rien, jusqu’à cet hiver du moins, lorsqu’un journaliste de la radio publique polonaise, proche du PiS, le parti ultra-conservateur au pouvoir depuis 2015, a eu vent de l’affaire et décidé d’en révéler suffisamment de détails pour que les victimes soient identifiées.

Puisque la jeune victime du pédophile est le fils d’une célèbre députée de Plateforme civique (PO), le principal parti d’opposition, et puisque l’agresseur est un militant engagé dans la défense des droits de la communauté LGBT+ et la lutte antidrogue, l’affaire est vue comme une aubaine par les médias et politiciens proches du pouvoir : elle permettra de partir en croisade contre les valeurs libérales.

Le nom des victimes en pâture

Non seulement l’information de l’identité des victimes circule, mais elle est largement commentée dans tous les médias nationaux et jusqu’au ministre de l’Éducation, Przemyslaw Czarnek, le 30 décembre : “Ce sont les mêmes qui s’expriment si fortement au sujet de la lutte contre la pédophilie, et qui protègent les pédophiles qui sont dans leurs rangs”, a-t-il déclaré à la télévision publique (également très proche du PiS), fustigeant l’absence de couverture médiatique de cette affaire “au détriment de la société”.

Le centre de prévention du suicide est confronté à une hausse du nombre d’appels

En Pologne, scandales et accusations de pédophilie alternent d’un camp à l’autre : le PiS est accusé par l’opposition de protéger les pédophiles au sein de l’Église, des membres du clergé accusant régulièrement les militants LGBT+ d’être des pédophiles. Sans surprise, l’affaire explose dans les médias traditionnels et sur les médias sociaux, avec peu de cas pour la victime de pédophilie elle-même, dont le décès est rendu public le 3 mars, sans en préciser la cause.

Multiplication des messages haineux

Immédiatement, alors que la mère de l’adolescent demande aux médias de “respecter la vie privée de sa famille” et de ne pas se présenter aux obsèques, la polémique enfle à nouveau. Le suicide de la victime est évoqué, le journaliste de la radio publique et le PiS sont accusés d’avoir du sang sur les mains. Donald Tusk, la principale figure de la PO, ancien Premier ministre et ex-président du Conseil européen, écrit sur Twitter : “Nous tiendrons le PiS responsable de toutes les vilenies, de tous les dommages humains et des tragédies qu’ils ont causés pendant qu’ils étaient au pouvoir. Je le promets.”

Journalistes et hommes politiques polonais s’acharnent toujours, dans les médias traditionnels et sur les médias sociaux, à rejeter la faute sur l’autre camp. Ni le parti au pouvoir ni l’opposition, qui semblent nourrir leurs ambitions et leurs agendas sur ce drame, n’en sortent grandis. Vidéos de la députée endeuillée, censées expliquer pourquoi elle a attisé la vengeance du PiS, théorie frisant le complotisme, des deux côtés de l’échiquier politique, les commentaires haineux se multiplient. Une enquête a été ouverte sur les conséquences de la mort de l’adolescent. Quelques rares appels à une réforme des médias sont apparus.

Le rédacteur en chef du quotidien de la droite modérée Rzeczpospolita, Boguslaw Chrabota, de retour d’un voyage en Asie, observe, effaré, l’état du débat public en Pologne. “D’où vient cette méchanceté ? Quand en est-on arrivé là ? Sans aucun doute, la graine du mal a été plantée par des politiciens, mais elle a été reprise par un haineux incroyablement talentueux, qui était et est toujours Jacek Kurski (le chef de la télévision publique et très proche du pouvoir, NdlR).” Le journaliste blâme également ceux qui sont “du bon côté” et entretiennent ce climat de haine. Les discours politiques et journalistiques sont dominés en Pologne par la violence verbale et l’absence de limites : fausses accusations, insultes, gestes obscènes, mensonges sont monnaie courante.

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D’où vient cette méchanceté ? Quand en est-on arrivé là ?

Boguslaw Chrabota conclut : “J’en ai marre du ‘débat médiatique’ en ces termes. Allons-nous nous réveiller à nouveau ? Vais-je pouvoir parler normalement ? Certainement pas avec tout le monde, voire pas du tout.” La polémique rappelle celle qui a eu lieu après l’assassinat du maire de Gdansk (PO), Pawel Adamowicz, pour des motifs politiques. C’était en 2019, et il semble que rien n’a changé en Pologne, qui avait pourtant été choquée et avait semblé questionner ces pratiques politiques et journalistiques. La virulence des débats risque pourtant de s’accentuer à l’approche des élections législatives, alors que la victoire du PiS semble très incertaine.