International

Achats communs de munitions pour l’Ukraine : les Vingt-sept peinent à s’accorder sur la définition du « Made in Europe »

Le sujet pourrait s’inviter à la réunion des ministres des Affaires étrangères des Vingt-sept, lundi à Luxembourg. Leur homologue ukrainien Dmytro Kouleba y participera également par vidéoconférence et a donné un avant-goût de son intervention. “L’incapacité de l’UE à mettre en œuvre sa propre décision sur l’achat conjoint de munitions pour l’Ukraine est frustrante. Il s’agit d’un test pour savoir si l’UE dispose d’une autonomie stratégique pour prendre de nouvelles décisions cruciales en matière de sécurité. Pour l’Ukraine, le coût de l’inaction se mesure en vies humaines”, a-t-il tonné sur Twitter.

Le premier acte du plan déjà lancé

C’est dire si le temps presse pour trouver un compromis. “Ce sera une question de jours”, assurait vendredi un diplomate européen. Ce plan inédit a été mis sur pied justement pour répondre à l’urgence d’armer, plus vite, l’Ukraine, qui continue de résister à l’offensive russe.

Le plan inédit de l’Union européenne pour (essayer de) livrer plus d’obus et plus vite à l’Ukraine

Il prévoit une enveloppe d’un milliard d’euros, issue de la Facilité européenne pour la paix (FEP), pour rembourser, à hauteur de 50 % à 60 %, la livraison d’obus que les États membres ont encore en stock. Cette facette du plan est implémentée depuis le 3 avril : en une dizaine de jours, les demandes de remboursement reçues par l’UE s’élèvent déjà à 664 millions d’euros et d’autres, pour 200 millions d’euros, doivent arriver sous peu. “Cela signifie que ces munitions se trouvent dans les entrepôts et sont prêtes à être livrées à l’Ukraine”, s’est réjoui vendredi un fonctionnaire européen – mais en théorie, les Etats n’attendent pas de recevoir l’argent européen pour procéder aux livraisons.

Un autre milliard d’euros est prévu pour financer les achats communs, regroupant minimum trois pays, de munitions de 155 mm (calibre standard de l’Otan et des équipements modernes occidentaux) pour Kiev. Ces commandes devront être passées rapidement, avant septembre – l’échéance initiale de mai 2023 a été reportée. Car les Vingt-sept se sont donné pour objectif, très (ou trop selon certains) ambitieux, d’envoyer au total 1 million d’obus vers l’Ukraine en 12 mois.

Le secteur européen est-il à la hauteur?

Vu le défi, certains États d’Europe centrale et orientale voulaient que le plan rembourse les achats effectués n’importe où dans le monde, tant que cela permet à Kiev d’obtenir plus vite des équipements. In fine, notamment sous la pression française, le choix a été fait de miser exclusivement sur l’industrie européenne, dont il faut booster les capacités de production militaire – c’est d’ailleurs la troisième piste du plan. La Commission devrait présenter le 26 avril une proposition d’aide financière et logistique à ce secteur.

Reste qu’à l’heure actuelle, “nous n’avons aucune idée de la capacité [des fabricants européens] à fournir ce volume de munitions et surtout à quelle échéance”, s’inquiète un diplomate. La Commission a identifié 15 entreprises estampillées UE qui fabriquent des obus de 155mm. Et il n’est pas question, préviennent plusieurs diplomates, que les États membres se privent de l’une d’elles pour leurs achats conjoints, à cause d’une définition trop stricte de “l’industrie européenne de défense”. Une idée, destinée à rassurer Paris, serait de parler d’” opérateurs économiques établis dans l’Union” (et en Norvège). Mais cette formulation inquiète beaucoup de capitales, puisqu’elle pose des questions d’interprétation juridique : les entreprises doivent-elles être entièrement situées dans l’UE ? Quid de celles dont les sites de production se trouvent ailleurs? Qu’en est-il si elles utilisent des composants importés de pays tiers?

Certains États membres, dont la Pologne, suspectent les Français de “vouloir se limiter aux entreprises dont la chaîne d’approvisionnement est à 100 % européenne”, selon les mots d’un diplomate. L’Allemagne insiste aussi sur la nécessité de pouvoir travailler avec des fabricants (notamment allemands) qui importent par exemple de la poudre d’explosif d’Afrique du Sud ou d’Australie.

Faire confiance aux capacités de l’Europe

De son côté, la France, soutenue par certains pays comme la Grèce, assure qu’elle s’en tient à l’accord politique de mars, accusant les autres de chercher à s’en écarter pour se fournir hors de l’Union européenne, mais aux frais de celle-ci. Le débat porte après tout sur ce qui peut ou pas être remboursé à hauteur de 50 % ou 60 % via la FEP, les États membres ayant la liberté d’acheter, de leur poche, du matériel pour l’Ukraine où ils le souhaitent.

De toute façon, plaide une source diplomatique, “il faut arrêter avec l’auto-défaitisme européen. On est compétitifs, on a les capacités industrielles et on peut arriver” à livrer à Kiev 1 million d’obus Made in Europe en un an. Un tel succès serait encourageant, à l’heure où les Européens tentent de se doter d’une vraie politique de défense commune.

Autre chantier majeur qui sera discuté lundi : la façon dont l’Union peut mieux parler au reste du monde. Tel est l’enjeu du “plan d’action sur les conséquences géopolitiques de l’agression russe contre l’Ukraine” sur lequel planchent les Vingt-sept. Sur la scène internationale, la Russie – tout comme la Chine – mène une “bataille de narratifs”, mais aussi “d’offres” (investissements, partenariats, etc.), face à laquelle l’UE veut s’armer. L’idée est de mettre sur papier tout ce qu’elle a à apporter et de dresser des offres sur mesure, pour différents pays tiers. Selon un diplomate, il s’agirait “d’une énorme réorientation de la façon dont nous menons notre politique étrangère”. Soit avec plus de cohérence, d’unité entre les Vingt-sept et de vision stratégique.