France

Violences policières : La police française est-elle la plus meurtrière d’Europe ?

« Ces vingt dernières années, la police française est celle qui a tué le plus de citoyens en Europe » si l’on prend en compte le ratio du nombre de morts par rapport au nombre d’habitants. La phrase du sociologue Sebastian Roché, prononcée lors de l’émission « C ce soir » en mai 2022 sur France 5, a de nouveau été partagée ces derniers jours. Elle résonne alors que la question des violences policières et du maintien de l’ordre ressurgit dans le débat, après les dernières manifestations contre la réforme des retraites et les affrontements de Saint-Soline, où un manifestant a été grièvement blessé et est dans le coma, avec son pronostic vital engagé.

Comment aboutit-il à cette conclusion ? Le directeur de recherche au CNRS et enseignant à Science po Grenoble explique dans la séquence que ce travail a été effectué en récoltant les informations publiées dans la presse, et qu’il est réalisé en collaboration avec des chercheurs européens pour comparer les situations en France, en Belgique, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Finlande et en Suède.

Des recensements par la presse et les ONG

Contacté par 20 Minutes, il précise que des travaux en cours, non publiés, « vont bien dans le sens [qu’il a] indiqué ». A partir des données disponibles, Il affirme que la police française tue le plus en Europe dans deux cas : celui des homicides par tirs policiers et lors d’opérations de maintien de l’ordre.

Effectuer une comparaison entre les pays présente, cependant, des difficultés : il faut tout d’abord qu’il y ait une certaine transparence dans les données disponibles et que les définitions et catégories puissent être comparées d’un pays à un autre. Les morts par tirs policiers sont justement documentés dans plusieurs pays. En Europe, certains recensements sont publiés et consultables en ligne. Ils ont été créés soit par la presse, des ONG, ou des organismes institutionnels.

En France, 444 personnes tuées par arme à feu entre 1977 et 2020

En France, ce n’est que depuis 2017-2018 que l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) publient ces chiffres dans leur rapport annuel. Pour les années précédentes, ces données proviennent d’informations récoltées dans la presse nationale ou régionale. La base de données du média d’investigation Basta ! fournit des informations sur les personnes décédées et les circonstances de leur mort. En France, selon ses éléments qui incluent les morts de terroristes (26), 444 personnes ont été tuées par arme à feu entre 1977 et 2020.

En Allemagne, un travail similaire est effectué par le média Cilip (323 morts par tirs de policiers depuis 1990 et 153 morts recensés entre 1976 et 1990 pour l’Allemagne de l’Ouest). En Grande-Bretagne, l’Independant Office for Police Conduct (IOPC), l’agence de contrôle externe des polices, publie aussi des rapports. Entre 2004 et 2021, 44 personnes sont mortes à la suite d’un tir policier. Il faut préciser que ces informations couvrent seulement l’Angleterre et le Pays de Galles. Voilà pour les données brutes disponibles en ligne.

« La police et la gendarmerie en France tuent par tirs 50 % de plus que la police allemande »

En s’appuyant sur la base Basta !, celle de Cilip et des rapports de l’IOPC, Sebastian Roché a voulu évaluer la fréquence des homicides policiers, en calculant le taux d’homicides policiers pour 1.000.000 habitants, ce qui permet de tenir compte de la taille de la population d’un pays. Car, plus il y a d’habitants dans un pays, plus il y a de policiers. « Il faut un diviseur qui permette d’homogénéiser cela » , souligne-t-il.

Il a donc cumulé, entre 2011 et 2020, le nombre de décès par tirs policiers, rapporté à la taille de la population concernée. Une fois ce taux obtenu, il est possible de le comparer entre pays. Sur cette période, « la police et la gendarmerie en France tuent par tirs 50 % de plus que la police allemande, et 377 % de plus que la Grande-Bretagne [Angleterre et Pays de Galles], détaille-t-il. L’essentiel du sur-homicide en France est le fait de la police, avec trois fois plus de tirs mortels que la gendarmerie. » Dans ses calculs, les morts à la suite d’opérations antiterroristes sont exclues, au vu des circonstances particulières et du fait de « l’usage des armes en état de légitime défense ».

Plus de morts aussi lors d’opérations de maintien de l’ordre

Deuxième cas où la police française tue plus que ses homologues européennes, selon Sebastian Roché : lors d’opérations de maintien de l’ordre. Après avoir contacté des chercheurs travaillant sur ces thématiques en Norvège, Suède, Pays-Bas, Allemagne Royaume-Uni, Italie et Belgique, il a pu établir qu’entre 2018 et aujourd’hui, aucun décès en maintien de l’ordre n’a été recensé dans les autres pays européens.

En France, deux personnes sont décédées à ce jour : Zineb Redouane le 2 décembre 2018, après avoir été touchée au visage par une grenade lacrymogène tirée par un CRS, et Steve Maia Caniço, décédé après une opération policière destinée à faire cesser une soirée électro en bord de Loire en juin 2019.

« Je suis remonté jusqu’au début des années 1980, pour quatre grands pays de l’UE et aussi le Canada, poursuit-il. Les morts sont rares, mais les policiers français crèvent le plafond. » Depuis 1977, six personnes sont décédées en France lors d’une opération de maintien de l’ordre, contre 1 mort recensé en Allemagne en quarante-six ans, de même au Canada, en Italie et au Royaume-Uni. Le sociologue plaide pour plus de transparence sur les données européennes sur « un sujet important qui mérite d’être documenté ».